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«Nei, dasch zvüu, tu me connais!»

Le carnaval est la manifestation-phare des Bolzes. Jean-Jacques Béguin

Dans cette Suisse à majorité germanophone, le canton de Fribourg présente l’inverse: une majorité romande et une minorité alémanique. Dans les rues du vieux Fribourg, le bilinguisme a accouché du «bolze», un métissage d’allemand et de français plutôt exotique.

Dialogue au marché: «Salut ça va? I wetti gär a bitz Schwiinigs, a blätz épaule (j’aimerais du porc, un morceau d’épaule).» La bouchère découpe la viande mais la cliente l’interrompt: «Nei, dasch zvüu (non c’est trop), tu me connais. Et pis Sylvia comment ça va? Geht es besser (ça va mieux)?»
Un bout en français, un bout en allemand, sans transition, c’est ça, le bolze. Explication de Claudine Brohy, sociolinguiste à l’Université de Fribourg: «En ville, on parle français, mais aussi le dialecte alémanique, en particulier le singinois (le suisse allemand de la région), et parfois aussi le bolze, autrefois surtout en Vieille-Ville. Selon les personnes, je leur parle singinois, ou français, ou bolze.» Issue d’une famille francophone, Claudine Brohy a suivi une scolarité en allemand: une situation un peu exceptionnelle car, à Fribourg, ce sont souvent les Alémaniques qui sont bilingues.Un coup d’œil sur une carte et l’on comprend que la langue obéit à la topographie de la ville. Sur les hauteurs de la rive gauche de la Sarine s’élève la ville moderne, la «Haute», où l’on parle très majoritairement le français.
A mi-hauteur, il y a un quartier intermédiaire et, tout en bas, la «Basse»-Ville, ex-quartier pauvre où l”allemand se cantonnait principalement sur la rive droite.

Un melting pot avant l’heure

Au 19e siècle et jusque dans les années 1940, l’exode des paysans sans terre du district alémanique de la Singine a massivement augmenté, contribuant à peupler la Basse. «La ville était le pôle naturel pour qui devait quitter la campagne: on s’installait à Fribourg pour ne pas aller chez les protestants bernois au Nord, ou chez les francophones au Sud».
Faute de place, leurs multitudes d’enfants vivaient beaucoup dans la rue, francophones et germanophones mélangés, si bien qu’ils ont progressivement façonné un idiome commun.
Langue, dialecte, argot? «C’est difficile de définir ce parler qui se crée de manière spontanée, répond Claudine Brohy. Chacun vous donnera sa propre définition du bolze, c’est très subjectif, des gens disent que c’est une langue, d’autres que c’est un accent (à prononcer: ‘axang’) ou même une identité.»

«C’est un état d’esprit, un melting pot de cultures franco-alémanique, campagnarde et urbaine. Des gens au caractère bien trempé et rebelles contre tout ce qui représente l’autorité. C’était comme un petit Naples», ajoute Roland Vonlanthen.
Ce thérapeute familial est né en 1952 à la Basse. «A la maison et à l’école, on parlait le suisse allemand et dans la rue, le bolze. En fait, on choisit dans une langue ou l’autre le mot qui semble convenir le mieux pour dire ce qu’on a à dire», poursuit Roland Vonlanthen.

Une composante fortement identitaire

Comme rien n’est simple, il y a le «bolz» allemand et le «bolze» français. «La langue matrice reçoit des emprunts de l’autre langue, précise Claudine Brohy. Le bolz allemand est plus créatif parce que les Alémaniques sont plus souvent bilingues, ils peuvent germaniser un mot français et dire ‘patiniere’ pour ‘patiner’, mais ils peuvent aussi dire ‘i gange ga patiner’.
Moins riche, le bolze français se limite à des emprunts de mots ou à des formules: «le vatre a schlagué le chatz avec un steckr» (le père a battu le chat avec un bâton.).
La composante identitaire est si forte que cette communauté s’est aussi soudée autour de gens qui ne parlent pas forcément le bolze mais qui se sentent bolzes. «Le fossé linguistique face au bolze était aussi géographique, culturel et social, poursuit Claudine Brohy. Comme c’était la langue des pauvres, ceux-ci étaient stigmatisés par les francophones plus aisés de la haute ville. Jusque dans les années 1950, la basse-ville fribourgeoise était une des régions les plus pauvres de Suisse: forte natalité, alcoolisme, promiscuité, insalubrité, maladies.»
Jusqu’en 1968, le prestigieux Collège St-Michel ne permettait pas de faire la maturité en allemand. «Le passage au français était synonyme de mobilité sociale. Toutefois, dès la fin des années 1950, les Alémaniques ont commencé à revendiquer des droits au niveau administratif, politique et scolaire. La discrimination linguistique a duré grosso modo jusqu’au début des années 1970», dit encore Claudine Brohy.

La «bolzitude» comme curiosité locale

Le plus célèbre Bolze fut le pilote automobile Jo Siffert (mort en 1971). Au début, on l’appelait «Sepp» (diminutif de Josef en allemand), après c’est devenu «Joseph» et, à la fin c’était «Jo». Son ascension s’est faite en trois paliers: du bolze à l’anglais, en passant par le français. Mais le naturel peut revenir au galop. En tête du championnat du monde de Formule 1, Siffert avait raconté à la radio comment il s’était retrouvé «côte à côte face à face avec Jacky Ickx»…
Dès les années 1970, la Basse a été rénovée, les maisonnées de douze enfants sont transformées en appartements cossus, il y a une ligne de bus, un médecin et même un Bancomat.
La «bolzitude» est quasiment devenue une curiosité locale. Les recherches scientifiques et les livres se multiplient. Un film, «Ruelle des Bolze» de Jean-Theo Aeby, a fait un carton en 2009. Le Carnaval des Bolzes, l’événement-phare de l’année, attire chaque année plus de curieux, qui n’osaient pas s’y risquer il y a 30 ans.
«Malgré des craintes liées à la germanisation, le nombre d’Alémaniques baisse en ville. Il atteint actuellement 21,2%. Le bilinguisme est certes valorisé, mais on pourrait sans doute faire plus», relève enfin Claudine Brohy.
Isabelle Eichenberger, swissinfo.ch

Mystère. Le terme s’est développé au 19e siècle mais on en ignore l’origine exacte.

Deux thèses. Une thèse indique que cela pourrait venir du nom de famille «Bolz(e)». Une 2e que ce serait un dérivé du suffixe allemand «-bold» qui caractérise des personnages: «Witzbold» (farceur), «Trunkenbold» (ivrogne).

Polysémique. Pour les Fribourgeois, ce mot dit beaucoup de choses: une langue, un accent, une identité socio-économique, un état d’esprit.

Quadrilingue. La Suisse compte 63% de germanophones, 20% de francophones et 6% d’italophones; 35’000 personnes parlent le romanche, 4e langue nationale.

Trois cantons. Il y a trois cantons bilingues: Berne, Fribourg et Valais, et un canton trilingue, les Grisons.

Sarine. Dans le canton de Fribourg, la rivière Sarine est considérée comme la frontière linguistique symbolique entre le français (la Suisse romande) à l’ouest, et l’allemand (Suisse alémanique) à l’est.

Fribourg. En 2000, Fribourg (240’000 habitants) comptait 63% de francophones et 29% de germanophones (surtout dans les districts de la Singine, du Lac et de la Sarine).

Confédération. 1481: Fribourg entre dans la Confédération (alors entièrement alémanique) et il fallait montrer qu’on était enclin à parler allemand pour être accepté.

Conservateurs. Les corps francs fribourgeois ont servi le roi de France, puis il y a eu la Révolution française, puis la Restauration a été dirigée par des Alémaniques, si bien que, dans l’inconscient collectif, l’allemand est resté associé à l’Ancien Régime, alors que le français symbolisait la démocratie moderne.

Singine. Jusqu’en 1848, l’actuel district de la Singine formait un seul district avec celui de la Sarine, avec Fribourg pour chef-lieu.

Politique et religion. Les Alémaniques fribourgeois forment une minorité au sein du canton et de la commune de Fribourg, mais ils sont majoritaires au nivau national, ce qui influence le discours sur la cohabitation.

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