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Berne bloque les fonds de deux potentats

15 janvier 2011: les Tunisiens manifestent à Genève. Keystone

La Suisse gèle immédiatement les fonds que Zine Ben Ali et Laurent Gbagbo pourraient détenir dans les banque helvétiques. S’agissant du président tunisien déchu, l’expert Mark Pieth ne s’attend pas à des sommes considérables cachées en Suisse.

«Ces mesures vont dans le sens d’encourager ces deux Etats à présenter des demandes d’entraide judiciaire en matière pénale», a expliqué mercredi la ministre des Affaires étrangères et présidente de la Confédération Micheline Calmy-Rey aux médias. Il s’agit d’éviter que la place financière suisse serve à cacher des fonds pris aux populations concernées.

Au vu de l’évolution de la situation en Tunisie, le Conseil fédéral (gouvernement) tenait à agir très rapidement et à tout mettre en œuvre pour prévenir ce risque, a ajouté la présidente.

Quoi qu’il en soit, le pénaliste et expert sur les questions de corruption internationale Mark Pieth doute que le clan Ben Ali ait déposé de grosses sommes en Suisse.

swissinfo.ch: Comment jugez-vous la décision du Conseil fédéral ?

Mark Pieth: Je pense que c’est une décision très judicieuse. Dans la situation actuelle, le Conseil fédéral ne peut rien faire d’autre. S’il y a des fonds Ben Ali dans les banques suisses, il faut les bloquer à l’interne. Et il fallait le faire vite, avant que l’argent ne soit retiré.

swissinfo.ch: A moins que ce ne soit déjà fait…

M.P.: C’est bien possible.

Ce régime est apparu pendant longtemps comme tolérable. On savait qu’il était problématique et corrompu, mais il avait le soutien de la France, des Etats-Unis et finalement de l’Union européenne. On aurait dû en venir beaucoup plus tôt à le condamner, mais ce n’est pas arrivé dans le cadre de la politique. Et c’est seulement maintenant que le président et parti que l’on s’est souvenu qu’il faut bloquer ces fonds.

swissinfo.ch: Comment une banque peut-elle décider de refuser les dépôts d’un homme politique ou d’un chef d’Etat ?

M.P.: Une banque doit se donner la peine d’analyser ce que l’on nomme les «personnes politiquement exposées», les PPE. Cela ne veut pas dire qu’un politicien ne peut pas ouvrir un compte en banque, mais on doit réfléchir très précisément aux risques que l’on prend avec de telles personnes.

D’autre part, ce qui est très souvent un souci pour les banques et les autres institutions de la place financière, c’est l’impossibilité de savoir exactement à qui appartient l’argent. Il est relativement facile de faire apparaître des fonds comme ayant une origine tout à fait correcte et ce n’est qu’au prix de recherches approfondies que la banque verra qu’ils appartiennent à l’une de ces PPE.

Donc, vous avez deux problèmes. Le premier, c’est: «est-ce que l’homme est tellement dangereux que je ne dois rien accepter de lui ?» et le second, c’est «comment savoir que ces fonds appartiennent à une de ces personnes dites politiquement exposées ?»

swissinfo.ch: Qu’est-ce que la Suisse a entrepris pour surmonter ces difficultés ?

M.P.: Depuis peu, la situation s’est améliorée en Suisse, grâce à une nouvelle loi qui oblige le pays à aider les Etats dont la justice n’est pas en mesure de faire rapatrier les fonds détournés.

Est-ce que la Tunisie se trouve dans ce cas ? J’ai des doutes, la Tunisie a un système judiciaire. Bien sûr, il faudra un peu de temps, il y a des luttes de fractions, et c’est aussi pour ça que la Suisse bloque les fonds. Cela permet de gagner du temps, qui permettra à la justice tunisienne de préparer ses demandes d’entraide.

swissinfo.ch: Justement, les fonds sont bloqués pour trois ans. Est-ce que ce sera suffisant ?

M.P.: Difficile à dire. Cela dépendra de la capacité du pays à mener une procédure en trois ans. Je pars de l’idée que même après trois ans, si la procédure est bien engagée, on puisse prolonger le délai.

Donc, ce ne sont pas trois ans pour dire aux Tunisiens «OK, c’est bloqué, vous pouvez dormir tranquilles». On s’attend à ce que le pays entreprenne quelque chose. Et dans trois ans, on évaluera la situation et on décidera vraisemblablement de prolonger le blocage.

swissinfo.ch: Est-ce que cette affaire va modifier la vieille image de la Suisse, havre de paix pour l’argent des dictateurs ?

M.P.: Non… si l’on parle d’évasion fiscale, c’est naturellement différent, mais je crois que la Suisse, refuge pour l’argent des criminels, c’est clairement du passé.

Je serais étonné qu’il y ait, ou qu’il y ait encore de l’argent de la famille Ben Ali en Suisse. Si j’étais eux, j’aurais déposé mon argent en France ou aux Emirats, parce que venir en Suisse, ce n’aurait pas été très malin.

Une action judiciaire pour «acquisition illégale de biens mobiliers et immobiliers», «placements illicites à l’étranger» et «exportation illégale de devises» a été ouverte contre Zine El Abidine Ben Ali et sa famille, a annoncé mercredi l’agence officielle TAP, citant une «source autorisée».

Elle vise nommément l’ancien chef d’Etat, sa femme Leila Trabelsi, «les frères et gendres de Leila Trabelsi, les fils et les filles de ses frères». Le clan Ben Ali-Trabelsi est accusé d’avoir mis en coupe réglée le pays depuis 23 ans.

Professeur de droit pénal à l’Université de Bâle, Mark Pieth est également président du Groupe de travail sur la corruption dans le cadre de transactions commerciales internationales de l’OCDE et du conseil d’administration de l’Institut de gouvernance de Bâle.

Auparavant, il a notamment été membre du Groupe d’action financière et chef de la Section sur le crime économique et organisé du ministère suisse de Justice et Police et président de la Commission du Groupe d’experts intergouvernemental des Nations Unies sur le trafic illicite de stupéfiants.

Il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages sur le crime économique et le crime organisé, le blanchiment de capitaux, la corruption, les sentences et les procédures pénales.

(Collaboration: Luca Beti)

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