Obtenir un appartement municipal à Zurich, c’est décrocher le jackpot
Des milliers de locataires bénéficient à Zurich de logements moins chers dont la ville est propriétaire, mais nombre de ces personnes ne remplissent pas les conditions requises. Les autorités serrent la vis en épargnant certains cercles.
Un loyer mensuel brut de 1860 francs pour un 4,5 pièces tout neuf au centre-ville de Zurich, voilà qui ressemble à un canular sur un marché immobilier en totale surchauffe.
C’est pourtant la ville elle-même qui a publié cette annonce pour un appartement situé au cœur d’un nouveau lotissement baptisé Hardau 1, une zone où la ville de Zurich loue des logements à prix coûtant, soit des loyers basés sur les coûts.
La municipalité avait acquis du terrain à cet endroit dans les années 1960, ce qui lui permet de pratiquer encore de tels loyers basés sur le prix d’acquisition de l’époque.
Le prix du terrain à bâtir est le facteur numéro un qui entraîne aujourd’hui la hausse des loyers à Zurich. Depuis le milieu des années 1970, le prixLien externe au m2 a été multiplié par douze.
Un tel appartement proposé par des gérances privées coûterait trois fois plus cher. Les locataires de ces logements municipaux auraient économisé sur une période de 25 ans un million de francs, voire 1,5 million si l’on tient compte d’un taux d’intérêt modéré.
Mais ces loyers suscitent la convoitise. Celles et ceux qui n’y ont pas droit se demandent notamment si ce sont les bonnes personnes qui profitent de cette offre.
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La multimillionnaire qui a tout déclenché
La question est à l’agenda à Zurich, car la ville veut procéder à l’expulsion la plus massive de son histoire de locataires ne remplissant plus les critères et qui devront quitter leur logis. Les premières mesures doivent être mises en œuvre cette année.
C’est un articleLien externe publié il y a une dizaine d’années dans le quotidien zurichois Tages-Anzeiger qui avait mis le feu aux poudres. En 2014, celui-ci avait rapporté qu’une députée fortunée siégeant au parlement de la ville, membre du parti conservateur UDC, avait utilisé un appartement loué bon marché en ville de Zurich comme résidence secondaire, ceci en complément de sa villa à Uster, toujours dans le canton de Zurich.
«Est-ce vraiment à la ville d’héberger des multimillionnaires à loyers modérés?», s’était-on exclamé alors. Le débat était lancé. Et d’autres cas ont été rendus publics depuis.
L’adoption d’un nouveau règlement de location en a été le résultat politique, la ville y fixant l’occupation minimale, l’obligation de résidence et des plafonds de salaires.
Ces règles sont en vigueur depuis 2019 avec une période transitoire de cinq ans. Mais des recours retardent le processus. Une femme vivant seule dans une maison de six pièces a porté son dossier devant le Tribunal fédéral, plus haute instance juridique du pays. Mais elle a été déboutée.
Dans un arrêtLien externe rendu public au milieu de l’année passée, le TF a estimé en effet qu’en fonction de la pénurie actuelle de logements vacants à Zurich, la ville avait un intérêt tout légitime à attribuer ces appartements de façon socialement équitable.
Plus d’un logement sur sept sous-occupé
Cette décision a ouvert la voie à un examen de l’ensemble des baux à loyer concernés.
Après analyse, la ville a annoncé que sur les 7400 appartements qu’elle proposait à des loyers basés sur les coûts, 1100 étaient sous-occupés, et 150 de façon criarde.
Les autorités ont décidé de se pencher d’abord sur ces 150 baux les plus problématiques et vérifier si l’obligation de résidence est respectée pour une centaine d’autres. Elle s’intéressera ensuite aux divers cas de sous occupation de logements.
Mais l’examen sur les revenus des locataires, lui, attendra. La ville doit en effet se baser sur les déclarations fiscales de trois exercices, tous postérieurs à la période transitoire.
Ces mesures doivent être échelonnées dans le temps. Les autorités doivent dénicher notamment de nouveaux logements pour les personnes directement touchées, relève à Swissinfo Kornel Ringli, porte-parole de l’office des immeubles de la ville de Zurich.
Les personnes qui occupent par exemple un appartement avec trop de pièces en fonction de leur nombre, selon le calcul qu’une pièce de plus que le nombre d’occupants est autorisée, doivent recevoir deux offres de remplacement de la part de la ville. Et la rupture du bail n’intervient que si ces offres sont rejetées.
«La résiliation est l’ultima ratio. Cette issue n’est pas notre objectif. Nous consacrons beaucoup de temps et d’efforts à reloger ces personnes», précise Kornel Ringli.
Pour les cas de rigueur, la ville a prévu plusieurs exceptions. Lorsqu’une séparation intervient au sein d’une famille, le partenaire qui a déménagé est pris en compte dans le calcul du taux d’occupation, ceci jusqu’à ce que les enfants atteignent leur majorité.
Entre les gouttes avec 300’000 francs
Concernant les revenus des locataires, l’appréciation reste large. La règle voudrait que le revenu imposable ne dépasse pas quatre fois le montant du loyer au moment de l’emménagement. Par la suite, celui-ci ne devrait pas dépasser six fois ce montant.
Mais la ville continue de fermer les yeux pour environ 15% de ses locataires. Et ce n’est que lorsque la part des hauts revenus s’avère trop élevée qu’elle intervient. Les dossiers les concernant sont traités alors en priorité pour atteindre un seuil de 15%.
Les autorités zurichoises mettent en avant la mixité sociale et la prévention de la ghettoïsation pour justifier ce seuil. La ville va même jusqu’à proposer des logements de remplacement aux personnes à des revenus imposables de 230’000 francs par an. Et à des familles avec un salaire brut de 300’000 à 320’ 000 francs.
En gagnant ces sommes, il reste par conséquent encore possible à Zurich, pour favoriser la mixité sociale, de loger dans ces appartements à loyers modérés.
L’association des locataires s’oppose à ces directives
Membre de l’Association des locataires à Zurich, Walter Angst peine à dire si ces nouvelles directives sont réellement acceptables d’un point de vue social. D’abord critique sur le nouveau règlement, il se dit satisfait de certaines avancées. «Il est essentiel que des cas de rigueur soient pris en compte lors de l’attribution. Et que des offres de remplacement raisonnables soient proposées», résume-t-il à Swissinfo.
En 2019, lorsque la nouvelle ordonnance sur les loyers et son règlement attenant ont été adoptés par le parlement municipal, il siégeait alors au législatif dans les rangs de l’alternative de gauche. Et il s’était montré critique. «Il fallait laisser peu de marge aux gérants d’immeubles par peur du copinage, même si des cas peuvent advenir», dit-il.
Des cas d’appartements attribués sans appel d’offres ont en effet été révélés. Notamment à des politiciennes et politiciens et du personnel administratif. Le nouveau règlement inclut des obligations de récusation pour éviter les conflits d’intérêts.
Kornel Ringli confirme le fait que les autorités ne recensent pas, parmi leurs locataires, celles et ceux qui proviennent du sérail politique et les fonctionnaires municipaux.
Une élite urbaine à l’œuvre
Économiste spécialisé dans l’immobilier et professeur à l’Université de Zurich et à la London School of Economics, Christian Hilber voit dans cette approche un signe de préservation des acquis et de maintien des privilèges d’un cercle restreint et informé.
«Ces logements municipaux sont rarement attribués aux personnes qui en ont le plus besoin, mais à celles qui sont les mieux informées, les plus connectées ou les plus persévérantes», analyse-t-il. D’où un système avec des personnes initiées et d’autres exclues.
D’autres exemples existent en Europe. En Autriche, en France, au Royaume-Uni. «Aux Pays-Bas par exemple, les logements sociaux sont attribués selon des listes d’attente, un processus qui peut durer des années. Ce système favorise les plus ‹fûtés›, certains s’inscrivant sur ces listes très jeunes, parfois même dès l’adolescence», note Christian Hilber. D’autres pays pratiquent des systèmes aux points. Là, les personnes qui en maîtrisent les rouages peuvent optimiser leurs dossiers pour ces logements.
Pour Christian Hilber, des raisons politiques et économiques expliquent que ces systèmes résistent aux réformes. Il cite l’économiste américain Mancur Olson, qui a démontré que de petits cercles bien organisés qui ont de gros intérêts en commun parviennent à exercer une forte influence politique, de façon disproportionnée même.
En 2018, lorsque la nouvelle ordonnance a été adoptée à l’unanimité à Zurich, nombre d’académiciens aisés composaient le parlement local, défendant leurs intérêts.
«Une fois acquis, le droit de se voir attribuer l’un de ces logements est dépeint souvent par la société comme un droit quasiment inaliénable», souligne aussi Christian Hilber.
L’insécurité liée à la possibilité de se retrouver un jour sans logement crée désormais aussi un certain malaise parmi les locataires bien installés économiquement. En revanche, l’argument de la «mixité sociale» sur lequel la ville s’appuie ne résiste guère.
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Comment corriger le système
Pour Christian Hilber, une des solutions serait, pour résoudre les problèmes à Zurich, d’instaurer des loyers variables en fonction des revenus. Voilà qui reviendrait à passer d’un système de subventionnement des objets à un subventionnement des sujets.
La réussite professionnelle, comme une promotion obtenue dans son métier, n’aurait plus comme aujourd’hui un impact sur la situation résidentielle. Mais dans le même temps, les hauts revenus ne pourraient plus profiter de ces loyers bas fixés par l’Etat.
Les recettes supplémentaires que la ville pourrait engranger pourraient être utilisées pour réduire les loyers de personnes qui sont réellement dans le besoin, ou promouvoir la construction de nouveaux logements ou acquérir davantage de terrains.
Selon Kornel Ringli, du département des immeubles, ce système serait envisageable. Mais ce changement n’est pas à l’agenda et aucun débat ne va dans ce sens.
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L’association des locataires rejette catégoriquement un tel changement. Selon Walter Angst, elle redoute qu’en s’écartant du système actuel, les revenus locatifs atterrissent dans le budget municipal comme le réclament aujourd’hui les cercles libéraux.
«Le principal fléau à Zurich, c’est la jalousie qui monte en flèche depuis que les loyers ont augmenté. Les gens craignent qu’en devant quitter leurs appartements, elles et ils ne trouvent plus rien sur le marché avec leurs revenus actuels», avance Walter Angst.
Il rappelle que son association a lancé deux initiatives. «L’une qui vise à mettre en place un contrôle par les autorités des loyers pratiqués par les propriétaires privés. Et l’autre qui demande aux autorités d’étendre la construction de logements municipaux».
Mais son association n’aborde pas le problème des personnes qui sont exclues du système d’attribution de ces logements, et celles, mieux averties, qui en profitent.
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Texte traduit de l’allemand par Alain Meyer/op
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