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La science suisse cherche des réponses au changement climatique dans la glace de l’Antarctique

Un glaciologue entreposant de la glace dans un frigo.
Le chercheur Florian Krauss entrepose la glace provenant de l’Antarctique dans une pièce à -50 °C à l’Université de Berne. Swissinfo / Luigi Jorio

Des chercheuses et chercheurs de l’Université de Berne étudient certains des plus anciens échantillons de glace de la planète grâce à une technique révolutionnaire. Leur objectif: élucider l’un des grands mystères du climat de la Terre.

Florian Krauss marche d’un pas rapide. Il n’a pas une minute à perdre. Dans un sac isotherme, il transporte une carotte de glace de la taille d’un savon, trop précieuse pour être endommagée. Il s’agit d’un échantillon de glace unique, datant de plus de 1,2 million d’années. «Il n’y a pas de place à l’erreur, mais c’est passionnant de travailler avec une glace aussi exceptionnelle», confie le chercheur de l’Université de Berne.

L’échantillon a été conservé dans une salle de l’Institut de physique du climat et de l’environnement, maintenue à –50 °C. Il s’agit de la seule installation en Europe capable d’assurer une telle température. Elle a été conçue pour stocker d’anciennes carottes de glace particulièrement fragiles.

La collection comprend des échantillons prélevés en janvier dernier en Antarctique, à une profondeur record de plus de 2500 mètres, et conservés dans le cadre du projet européen Beyond EPICA – Oldest IceLien externe. L’objectif est d’analyser la glace formée il y a plus d’un million d’années pour mieux comprendre l’évolution du climat et, à terme, évaluer plus précisément l’impact des activités humaines sur le climat.

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Florian Krauss nettoie l’échantillon de glace pour éliminer les éventuels contaminants avant de l’emmener au laboratoire. Il souhaite analyser les minuscules bulles d’air piégées dans la glace pour mesurer la concentration de dioxyde de carbone (CO₂) et d’autres gaz à effet de serre.

Ces mesures permettront de reconstituer la composition de l’atmosphère de la Terre. Le chercheur espère également élucider l’une des grandes énigmes de la paléoclimatologie: comprendre pourquoi les périodes de formation et de mouvement des glaciers (glaciations) sont devenues plus longues et plus intenses au fil du temps.

Les scientifiques ont reconstitué le climat des 800’000 dernières années à partir d’une carotte de glace ancienne, explique Florian Krauss: «Mais nous ignorons pourquoi, voici environ un million d’années, le rythme des glaciations sur Terre a changé.» Les nouveaux échantillons de glace pourraient fournir des indices cruciaux, contribuant non seulement à la compréhension du passé, mais aussi à l’amélioration des prévisions climatiques futures de la planète.

Echantillon de glace
L’échantillon de glace prélevé à une profondeur de 2492 mètres en Antarctique est prêt pour l’analyse. Swissinfo / Luigi Jorio

Un laser pour extraire l’air de la glace

Dans son laboratoire, Florian Krauss place l’échantillon de glace dans un cylindre recouvert d’or, au centre d’un dispositif métallique relié à des dizaines de tubes et de câbles. «C’est là que la magie opère», s’enthousiasme-t-il.

À l’intérieur du cylindre scellé sous vide, un faisceau infrarouge irradie la glace de haut en bas. Le laser transforme la glace de l’état solide à l’état gazeux (vapeur d’eau), sans passer par la phase liquide. Ce processus, appelé sublimation, libère l’air piégé dans les bulles microscopiques présentes dans les échantillons les plus anciens.

Par rapport aux méthodes mécaniques traditionnelles, qui consistent à broyer ou à découper la glace en fines sections, la sublimation présente l’avantage d’une efficacité d’extraction de 100%. «Nous collectons l’ensemble de l’air contenu dans la glace sans la contaminer avec l’air ambiant», indique Florian Krauss. De plus, l’absence de phase liquide empêche le CO₂ libéré de se dissoudre dans l’eau, ce qui pourrait altérer les résultats.

Une fois libéré, l’air est immédiatement congelé à quelque -258 °C. Il peut ainsi être conservé et analysé ultérieurement à l’aide d’un spectromètre pour déterminer la concentration de CO₂, de méthane (CH₄) et d’oxyde nitreux (N₂O), ainsi que la composition isotopique du dioxyde de carbone: des informations précieuses pour reconstituer les conditions climatiques du passé.

Une technique révolutionnaire

L’Université de Berne mène des recherches sur les carottes de glace depuis les années 1960, et sa nouvelle méthode d’étude de la glace est révolutionnaire et unique au monde. Elle a été développée en collaboration avec le Laboratoire fédéral d’essai des matériaux et de recherche (EmpaLien externe) pour analyser avec précision les échantillons de glace les plus anciens.

La glace datant de plus de 1,2 million d’années est si compressée que les bulles d’air ne sont plus visibles. Plus de 10’000 ans d’histoire du climat sont concentrés dans un mètre de glace. Pour pouvoir observer les variations de gaz à effet de serre dans cette glace compressée, les scientifiques ont besoin d’un enregistrement continu, à haute résolution et haute précision, que seule la nouvelle technique de sublimation permet d’obtenir.

Un autre avantage de cette méthode est la possibilité de réutiliser l’air extrait pour d’autres analyses. «C’est le recyclage parfait», se félicite Hubertus Fischer, professeur de physique du climat expérimentale et responsable du groupe de recherche. «Pour une carotte de glace ordinaire, une approche aussi complexe ne serait pas justifiable. Mais elle l’est lorsque l’on dispose d’une quantité très limitée de glace ancienne», argue-t-il.

Le diable se cache dans les détails

Des laboratoires aux États-Unis et en Australie tentent de développer des technologies similaires, mais, jusqu’ici, l’équipe de Berne est pionnière dans cette technique. «Je n’ai aucun problème à montrer à mes collègues comment cela fonctionne», déclare Hubertus Fischer, qui a travaillé sur cet appareil durant plus de cinq ans. «Mais c’est un système très complexe, le diable se cache dans les détails.»

La sublimation de la glace est une technique «extrêmement difficile à mettre en œuvre», indiquait, dans une interview en 2023, Christo Buizert, responsable de l’analyse de la glace pour COLDEXLien externe (Center for Oldest Ice Exploration), le pendant américain du projet européen Beyond EPICA. «Le fait que [les scientifiques de Berne] soient parvenus à la maîtriser est très impressionnant», poursuivait-il.

L’Université de Berne a également mis au point une deuxième technique pour analyser la quantité de gaz nobles piégés dans la glace. Ces gaz, notamment l’argon et le krypton, permettent de déterminer les températures passées des océans.

Appareil pour analyser la glace à l'université de Berne
L’appareil développé à l’Université de Berne pour analyser la glace ancienne est unique au monde. Swissinfo / Luigi Jorio

L’histoire du climat dans la glace

L’Université de Berne compte parmi les douze institutions issues d’une dizaine de pays participant au projet Beyond EPICA, lancé en 2009. Chaque institution possède sa propre spécialisation.

L’institution bernoise est notamment chargée d’analyser les gaz à effet de serre et les composants chimiques dissous dans la glace. Des groupes de recherche d’autres pays étudient par exemple l’évolution des températures, les cendres volcaniques contenues dans la glace ou la structure cristallographique de la glace.

L’objectif est de reconstituer l’histoire climatique de la Terre grâce à l’analyse de carottes de glace extraites en Antarctique. Dans cette région polaire, la neige s’accumule année après année, se compacte et forme des couches de glace de plus en plus profondes et anciennes.

Après un précédent projet, il y a une vingtaine d’années, qui a permis de récupérer de la glace datant d’environ 800’000 ans, celui de Beyond EPICA a récemment foré une nouvelle carotte de glace à 2500 mètres de profondeur. Le but est d’étendre l’enregistrement de l’histoire du climat à 1,2-1,5 million d’années.

Vue aérienne du site de forage de Little Dome C en Antarctique.
Vue aérienne du site de forage de Little Dome C en Antarctique. PNRA_IPEV

«L’un des mystères les plus complexes de la science du climat»

Grâce aux nouveaux échantillons, les scientifiques espèrent découvrir pourquoi le système climatique a connu des changements si importants à l’ère du Pléistocène moyen. Au cours de cette période, il y a entre 900’000 et 1,2 million d’années, l’hémisphère nord a vu l’étendue de ses calottes glaciaires varier de façon spectaculaire, avec de profondes répercussions sur le climat.

L’intervalle entre les périodes glaciaires froides et interglaciaires chaudes s’est considérablement allongé, passant d’environ 40’000 à 100’000 ans, et la quantité de glace présente sur Terre durant les périodes glaciaires a fortement augmenté. Selon l’Université de Berne, «les raisons de ce décalage restent l’un des mystères les plus complexes de la science du climat».

L’alternance entre périodes glaciaires et interglaciaires est liée aux cycles orbitaux de la Terre autour du soleil. Mais puisque la variation de ces paramètres n’a pas changé au cours des deux derniers millions d’années, le soleil ne peut pas être à l’origine de l’évolution du rythme des périodes glaciaires, explique Florian Fischer: «Nous soupçonnons que les variations des concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère en sont la cause, et la seule façon directe de le vérifier est d’analyser les bulles d’air piégées dans la glace.»

Les carottes de glace sont également essentielles pour améliorer les modèles climatiques et prédire l’évolution future du climat. A l’échelle internationale, il existe une saine concurrence scientifique pour extraire les échantillons de glace les plus anciens, indique Florian Fischer. «Or, seul le projet européen a déjà foré la plus longue carotte de glace continue. Les instituts japonais et australiens viennent à peine de commencer leurs campagnes de forage pluriannuelles.»

Deux fois moins de CO₂ qu’aujourd’hui

À ce jour, Florian Krauss n’a analysé qu’une petite partie des échantillons de glace provenant de l’Antarctique. Il est «trop tôt» pour tirer des conclusions définitives, dit-il.

Le chercheur en est, du reste, presque certain: les concentrations de dioxyde de carbone dans ces bulles d’air représentent seulement la moitié du niveau actuel, lequel est aujourd’hui fortement élevé en raison de la combustion des combustibles fossiles et de la déforestation.

«L’analyse des carottes de glace permet de mettre en évidence l’impact humain sur l’atmosphère et le climat», relève-t-il.

Les premiers résultats devraient être publiés au printemps 2026.

Texte relu et vérifié par Gabe Bullard, traduit de l’italien par Lucie Donzé/op

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