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1945: quand des «collabos» français trouvaient refuge en Suisse

Un soldat se tient devant une clôture en bois à la frontière, marquée d'un drapeau suisse et d'un panneau. Il regarde à travers des jumelles.
Un soldat de l'armée suisse surveille la frontière suisse, photographié le 22 avril 1945. Keystone / Walter Studer

Au moins deux cents dignitaires du régime de Vichy et autres partisans de la collaboration avec l’Allemagne nazie ont été accueillis en Suisse à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Retour sur une politique ferme en apparence, mais assez tolérante dans les faits.

21 avril 1945, il y a 80 ans. Il y a foule à la frontière entre l’Allemagne et la Suisse. Xavier Pasquier, qui s’occupa de propagande pour le gouvernement de Vichy, marche aux côtés du fasciste genevois Georges Oltramare. «Dans l’après-midi, j’ai accompagné Oltramare jusqu’à 200 mètres du poste de douane et c’est là que j’ai croisé un défilé de collaborationnistes français qui, comme Oltramare, cherchaient à gagner la Suisse. Il y avait peut-être une dizaine de personnes parmi lesquels j’ai reconnu Claude Jeantet du ‘Petit-Parisien’ [journal français transformé pendant l’Occupation en organe de propagande par le gouvernement militaire allemand]», témoignera plus tard Xavier Pasquier. Il restera dix ans en Suisse.

Dès l’été 1944, l’étau se resserre sur le Troisième Reich. Les États-Unis et leurs alliés craignent de voir des milliers de nazis, fascistes italiens et autres «collaborationnistes» français se précipiter vers la Suisse neutre. Le Conseil fédéral rassure Washington: «L’asile ne saurait être accordé ni aux personnes qui ont eu à l’égard de la Suisse une attitude peu amicale ni à celles qui ont commis des actes contraires aux lois de la guerre ou dont le passé témoigne de conceptions inconciliables avec les traditions fondamentales du droit et de l’humanité.»

Un soldat se tient près d'une barrière avec un panneau avertissant de ne pas franchir la ligne de démarcation.
Entre 1940 et 1944, la France était séparée par la ligne de démarcation: la zone nord, occupée militairement d’un côté, et la France de Vichy de l’autre. Keystone / akg-images

Et il dresse une liste de 6500 personnes à refouler si elles se présentent à la frontière. «Pour Heinrich Rothmund, qui dirige la division de la police au sein du Département de justice et police (DJP), la politique restrictive vis-à-vis des responsables de l’Europe fasciste et nazie permet de légitimer celle appliquée à l’égard des Juifs», pointe l’historien suisse Luc van Dongen, qui a écrit l’ouvrage de référence sur le sujet, «Un purgatoire très discret», aux éditions Perrin.

«Vichy-sur-Léman»

Dans les faits, cette fermeté tolère de nombreuses exceptions. Entre 1943 et 1947, pour ne prendre que le cas de la France, au moins 200 dignitaires de Vichy et partisans de la collaboration trouvent refuge en Suisse. Et pas seulement des petits chargés d’affaires du genre de Xavier Pasquier. Une douzaine d’anciens ministres, hauts fonctionnaires, administrateurs coloniaux et militaires de haut rang s’installent sur les bords du Léman. Assez pour justifier l’expression-choc employée plus tard par l’écrivain et historien Pierre Assouline: «Vichy-sur-Léman». D’autres choisiront Fribourg ou le Valais. Sur ces quelque 200, 106 sont ou seront condamnés par la justice française, dont 50 à la peine capitale.

Malgré les bonnes relations qu’elle compte avoir avec son voisin, désormais dirigé par le Général de Gaulle, la Confédération suit ses propres règles en matière d’asile politique. L’ambassadeur suisse à Vichy, Walter Stucki, défend le Maréchal Pétain, chef de l’État français, dans ses Mémoires: «Il n’en reste pas moins évident pour moi qu’il ne voulait que le bien de son pays et qu’il haïssait les Allemands plus que toute autre nation.» Certains de ses proches bénéficieront d’une relative mansuétude, contrairement aux sbires de Pierre Laval, chef du gouvernement en 1940 puis en 1942-44.

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Nouvel éclairage sur le «sauveur» suisse de Vichy

Ce contenu a été publié sur Sur le site web de la ville de Vichy, un Suisse figure dans la rubrique «personnages célèbres». «Par ses interventions pressantes auprès des Forces Françaises de l’Intérieur et du Commandement allemand, Walter Stucki obtient l’évacuation de l’occupant au lendemain de la Libération, sans effusion de sang», lit-on sur la notice consacrée au Bernois, qui côtoie…

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«Être menacés de mort dans leur pays joue paradoxalement en faveur des fuyards», pointe Luc van Dongen. En Suisse, on voit d’un mauvais œil cette justice plutôt sommaire menée contre les «collabos», qu’on appellera «épuration». Où des communistes revanchards semblent être à la manœuvre, du moins vu de Berne.

Le sésame de l’anticommunisme

Luc van Dongen
L’historien suisse Luc van Dongen est l’auteur de l’ouvrage de référence sur le sujet «Un purgatoire très discret». ldd

Une brèche s’ouvre ainsi pour les centaines de suppôts du régime de Vichy qui se pressent à la frontière. Pour avoir ses chances d’être admis, il faut faire valoir, outre les menaces pesant sur sa tête, sa modération, son sens du devoir, son esprit d’obéissance. Raymond Clémoz, directeur de cabinet de Joseph Darnand, chef de la sinistre Milice, arrive à Bâle en 1945, «soi-disant pour préparer l’installation de sa femme et déposer de l’argent dans une banque helvétique», écrit Luc van Dongen. Clémoz minimise son rôle: «Je me suis toujours tenu en une attitude de sagesse et de modération, mais je dois dire que si mon travail était apprécié, mes conseils ne l’étaient guère.»

L’obéissance, c’est aussi ce que plaide René Landry, inspecteur au Commissariat général aux questions juives. Le Ministère public n’est pas dupe, mais le canton de Vaud appuie sa demande, estimant que «les faits reprochés à Landry ne sont pas de nature à entacher son honorabilité et qu’il n’a fait qu’obéir à des ordres supérieurs».

L’anticommunisme est une autre valeur refuge. Alexandre Lodygensky a travaillé pour Vichy et la police allemande. Mais il est le frère de Georges Lodygensky, membre éminent de l’Entente internationale anticommuniste. «Comme les deux frères travaillent ensemble pour combattre le communisme, nous préavisons favorablement la demande présentée», note le Procureur de la Confédération.

Condition: rester discret

Le nec plus ultra, pour les candidats à l’exil en Suisse, est de bénéficier d’appuis sur place. Et la Suisse ne manque pas d’esprits conservateurs, solidaires de ces Français menacés par la justice de la Libération. Les plus chanceux sont défendus par Walter Stucki en personne. C’est le cas de Charles Rochat, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères.

Stucki en fait l’éloge dans son livre «La fin du régime de Vichy», lorsqu’il passe en revue les fonctionnaires de la diplomatie vichyste: «Le meilleur d’entre eux, mon ami l’ambassadeur Rochat (…) Ce sont là des cas typiques de bons et honnêtes Français qui ont, en toute loyauté, considéré de leur devoir de rester fidèles au serment qu’ils avaient prêté au chef légitime de l’État». Rochat restera dix ans en Suisse.

«Parrain» numéro 2: Jean Jardin. Le directeur de cabinet de Pierre Laval arrive en Suisse comme diplomate en 1942. Puis il demeure en terre vaudoise, toléré par les autorités. Comme l’écrit son biographe Pierre Assouline, il va aider beaucoup d’émigrés à obtenir l’asile en Suisse, de Coco Chanel à l’écrivain Bertrand de Jouvenel, en passant par George Daudet, partisan acharné de la collaboration, condamné à mort en 1947 et qui restera en Valais jusqu’à sa mort en 1958.

Photo noir et blanc, Henri-Philippe Petain en conversation avec Pierre Laval
Le maréchal de France et chef du gouvernement de Vichy, Henri-Philippe Pétain, à gauche, s’entretient avec Pierre Laval, à droite. Joseph Darnand est également présent, entre les deux, à l’arrière-plan. Photographie prise entre 1940 et 1944 à Vichy. Keystone

Ces réfugiés sont tolérés, mais à la condition qu’ils n’exercent plus d’activités politiques, voire même journalistiques. «Ceux qui menaient grand train, qui vivaient dans des palaces, étaient très mal vus des autorités helvétiques, remarque Luc van Dongen. Il fallait jouer la carte de la discrétion.» Berne ne veut pas d’histoires avec la République française. Laquelle, en réalité, se désintéresse peu à peu de ces exilés.

La Suisse a-t-elle été moins regardante avec ces Français qu’avec les fascistes italiens ou les nazis qui se pressaient aussi aux frontières? «La Confédération ne pouvait tolérer sur son territoire les fonctionnaires, voire même des diplomates, du IIIe Reich, pointe Luc van Dongen. Mais les ingénieurs allemands pouvaient être admis. Ils installeront parfois durablement, notamment dans le secteur chimique.»

Quant aux Italiens, quelques grandes figures du régime fasciste trouvent refuge dans les années 1943-44, parmi lesquels l’ancien ministre de la Culture Dino Alfieri et l’ex-ministre des Finances Giuseppe Volpi. Berne justifiera cette tolérance par les menaces qu’ils subissent alors en Italie.

Lire aussi:

Une éminence grise, Jean Jardin (1904-1976), par Pierre Assouline, éditions Balland.

Les intellectuels collaborateurs exilés en Suisse, par Alain Clavien, dans Matériaux pour l’histoire de notre tempsLien externe.

Texte relu et vérifié par Samuel Jaberg

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