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«Nous sommes de formidables gestionnaires, mais de piètres visionnaires»

Deux ans après le début de l’invasion russe en Ukraine et face à la multiplication des conflits dans le monde, la situation sécuritaire inquiète, aussi en Suisse. L’état de son armée met toutefois en doute sa capacité à se défendre en cas d’attaque. Deux experts et deux Suisses de l’étranger en ont débattu dans notre émission Let’s Talk.

La guerre en Ukraine a rebattu les cartes de la géopolitique en Europe. Lors d’une récente interview, le secrétaire d’État à la politique de sécurité, Markus Mäder, a déclaré qu’«il y a des raisons de s’inquiéter» face à la menace russe et que «la Suisse doit se préparer à des guerres».

La probabilité d’une attaque

Invité sur le plateau de Let’s talk, Patrick Mayer, major de l’armée suisse et conseiller sur les questions de défense et de sécurité, a relativisé ces affirmations. «Nous vivons dans un monde particulièrement instable dans lequel la loi du plus fort est en train de devenir une règle prépondérante», a-t-il assené.

Toutefois, s’il estime que «la volonté de la Russie est de retrouver des alliances stables, voire une forme de contrôle» sur ses anciens territoires perdus après la chute de l’URSS en 1991, il considère comme peu probable qu’elle assaille l’Europe de l’Ouest.

«Qu’aurait-elle à y gagner?», questionne quant à lui Nicolas Dépraz, spécialiste du développement et de géopolitique, qui rappelle que ces régions ne disposent pas de ressources stratégiques et ont des populations vieillissantes. Il pense également que la Russie n’en a pas les moyens démographiques.

La menace nucléaire

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Vladimir Poutine a brandi à plusieurs reprises la menace nucléaire, notamment en cas d’envoi de troupes occidentales sur le sol ukrainien. Les deux experts se rejoignent sur le fait que l’utilisation de l’arme nucléaire est peu réaliste.

Pour Nicolas Dépraz, l’arme nucléaire présente un avantage stratégique: elle limite en fin de compte l’escalade militaire, puisque son utilisation aboutirait à un processus de destruction mutuelle.

Patrick Mayer rappelle de son côté que l’utilisation du nucléaire dit «tactique» est ancrée dans la doctrine de défense soviétique depuis toujours. Le but: les dégâts potentiels seraient tels que l’adversaire cesserait immédiatement son attaque, par peur des conséquences.

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L’OTAN comme bouclier de la Suisse

La Suisse n’est pas membre de l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord). En revanche, elle est entourée de pays qui en font partie, hormis l’Autriche, neutre elle aussi. L’OTAN est une organisation politique et militaire qui garantit la sécurité de ses 32 pays membres en Europe et en Amérique du Nord.

Cela signifie qu’en cas d’agression de l’un de ses membres, les autres pays lui viennent en aide. En d’autres termes, avant d’atteindre la Suisse située au centre de l’Europe occidentale, un belligérant devrait croiser le fer avec les forces armées des pays qui l’entourent, potentiellement soutenues par les autres membres de l’OTAN.

En duplex depuis l’Allemagne, le Suisse de l’étranger Pierre Tafelmacher émet des doutes quant à la capacité de l’armée suisse à résister à un envahisseur. Il préconise une adhésion de la Suisse à l’OTAN, selon la devise «l’union fait la force». Selon une étude présentée fin mars par l’Académie militaire de l’EPFZ, une majorité de la population suisse (52%) se montre favorable à un rapprochement avec l’OTAN. Un chiffre nettement supérieur à la moyenne des dix dernières années.

Un renforcement nécessaire

Actuellement, la Suisse occupe les derniers rangs des investissements militaires en Europe avec 0,7% du PIB. En raison du frein à l’endettement décidé par la Confédération, ils atteindront 1% du PIB en 2035 au lieu de 2030, comme initialement prévu.

Investissements militaires en % du PIB
Swissinfo/RTS

Cette augmentation du budget de l’armée est la première depuis des décennies, avec notamment un crédit de 4,9 milliards de francs jusqu’en 2027, principalement pour du matériel et de l’armement. Cet argent semble bienvenu, car les troupes se plaignent régulièrement du matériel vétuste, à l’instar des chars M113 qui datent des années 1960 et tombent régulièrement en panne.

«Nous sommes de formidables gestionnaires, mais de très maigres visionnaires», affirme Patrick Mayer. Selon le major, la Suisse n’aurait vu venir ni la numérisation, ni la modernisation, ni l’accélération des technologies. «On n’achète pas du matériel militaire comme à la Migros. Les contrats se négocient des années à l’avance et la production prend des années. Il faut donc faire des plans et avoir des visions à moyen terme pour que ces plans aient une chance de se réaliser», dit-il.

Depuis la France, le Suisse de l’étranger Christophe Kloeti rappelle que le chef de l’armée, Thomas Süssli, a suscité la polémique en convoquant une conférence de presse pour annoncer que l’armée était en manque de liquidités. «S’agissait-il d’une tentative de mettre le Parlement sous pression pour obtenir une rallonge de budget?», interroge-t-il.

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Pour Patrick Mayer, Thomas Süssli a simplement souhaité mettre les autorités devant leurs responsabilités. «Comment voulez-vous qu’un général, aussi bon soit-il, planifie la capacité de défense d’un pays lorsque les autorités auxquelles il répond prennent des décisions financières sur lesquelles elles reviennent ensuite?», a-t-il demandé en retour, en référence à la valse de ces dernières années entre le Parlement et le Conseil fédéral au sujet du budget de l’armée.

Adapter les moyens aux menaces

Pour Nicolas Dépraz, il s’agit moins d’une question de chiffres que de la manière dont l’argent est utilisé. Il considère en effet que la Suisse n’a pas adapté la répartition du budget de la défense aux menaces qui pèsent le plus sur sa sécurité.

Selon lui, le premier risque concerne «les conflits de basse intensité liés au narcotrafic». Ces mafias «très puissantes» ne seraient pas fortement armées, mais elles seraient très mobiles et «on n’y répond pas avec des chars ou de l’aviation». Le deuxième risque concerne les guerres économiques et les cyberattaques, qui peuvent survenir de partout dans le monde.

La neutralité suisse questionnée

Depuis le début de la guerre en Ukraine, la neutralité helvétique est critiquée de toutes parts. Les pays occidentaux considèrent que la Suisse n’en fait pas assez, notamment en raison de son refus d’exporter du matériel de guerre, et le Kremlin l’a classée parmi les pays hostiles en raison de sa reprise des sanctions prononcées par l’Union européenne.

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Pierre Tafelmacher considère que la neutralité suisse est une hypocrisie. «Elle a servi à se donner le droit de commercer et d’échanger avec tout le monde, les gentils comme les très méchants! Cela me dérange», déclare le Suisse de l’étranger.

Nicolas Dépraz estime que la Suisse, qui est un territoire enclavé, dispose d’une population relativement faible et de peu de ressources naturelles, se doit d’être pragmatique et en mesure de négocier avec tout le monde.

Un avis que partage Patrick Mayer: «La neutralité a ouvert les portes du monde entier à la Suisse, qui a reconnu dans ce petit pays un peuple fiable, non colonialiste, non impérialiste. Ceci a forgé la bonne entente et la capacité d’échanges économiques et sociaux entre la Suisse et le reste du monde. La neutralité est un facteur essentiel pour que l’ouverture de la Suisse sur le monde, et l’ouverture du monde sur la Suisse, existent.»

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