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La justice est-elle sous influence des médias?

En Autriche, le procès du père incestueux Frizl a été fortement médiatisé. Keystone

Lors de son congrès annuel, jeudi à Interlaken, le Groupe suisse de criminologie s’est notamment intéressé au rôle joué par les médias et le monde politique dans le système pénal. La justice est-elle influençable? Reportage.

Dans la salle, certaines paupières luttent contre une fermeture intempestive. A Interlaken, la criminologie se fait parfois soporifique. Mais un thème secoue les esprits et réveille l’assemblée d’experts réunis dans la paisible cité touristique de l’Oberland bernois. Celui des interactions entre la justice, les médias et le monde politique. Un trio de pouvoirs qui s’entremêle et s’entrechoque.

«Il y a beaucoup de journalistes incapables. Si les médias écrivent sur un cas concret avant la procédure ou le jugement, il n’est plus possible d’effectuer ce dernier de manière neutre. Je suis pour que les médias transmettent l’information, mais après l’accusation», souligne Marcel Alexander Niggli, professeur et doyen de la Faculté de droit de l’Université de Fribourg.

Plus d’opacité?

Et Marcel Alexander Niggli d’argumenter que l’ouverture du prétoire au public, introduite après la révolution française, a été mise en place pour préserver l’accusé d’une justice injuste. Non pas pour permettre aux médias de réaliser des reportages qui font pression sur le jugement. Alors, plus «d’opacité» pour plus de justice?

Ce n’est pas l’avis de Katharina Niemeyer, chercheuse en sciences des médias et de la communication à l’Université de Genève. «Dans un espace démocratique, les médias sont là pour informer le peuple qui a le droit de savoir. Les journalistes devraient être mieux renseignés qu’il ne le sont à l’heure actuelle, afin de mieux expliquer les procédures qui sont à l’œuvre.»

Katharina Niemeyer note qu’il est nécessaire de réfléchir à la manière d’interagir avec les médias classiques, mais aussi communautaires, qui font intervenir la société civile. Ceci, pour éviter les pressions qui pèsent sur les juges et les procureurs.

Une peine alourdie

Des peines prononcées avec l’ombre médiatique qui plane dans la salle, la juge au Tribunal cantonal de Lucerne, Marianne Heer en a connues. A Interlaken, elle raconte une affaire dont voici les faits: un automobiliste dans une voiture de sport luxueuse roule trop vite, termine sa course folle sur le trottoir et tue deux jeunes femmes. La presse s’empare du sujet, critique sévèrement le chauffard. L’heure du procès sonne. Les juges discutent, s’accordent sur une position: négligence grave. Puis, certains d’entre eux, estimant que les médias ne comprendraient pas, aggravent  la sentence. Verdict: acte intentionnel!

En Suisse, il n’existe pas pour l’instant d’étude qui permette de vérifier ce jeu de pouvoirs. Mais une recherche allemande (voir ci-contre), publiée en 2009 et menée par le professeur Hans Mathias Kepplinger de l’Université de Mayence, note une influence claire des médias sur les procédures judiciaires et les jugements. Plus de la moitié des juges interviewés disent avoir pensé aux différents reportages avant de prononcer la peine.

Pressions politiques

 

Les médias et la société civile, à tort ou à raison, amènent dans certains cas à une justice plus sévère. Mais ils ne sont pas les seuls à exercer une pression sur cette dernière. «Les politiciens influencent aussi clairement la justice, les récentes votations l’exemplifient. C’est dans leur intérêt de demander des peines et des lois plus sévères, cela ne coûte rien, permet de se profiler comme un défenseur du bien, et nourrit l’attention des médias. Ce qui est le but principal d’un politicien», explique Marcel Alexander Niggli.

Le refus de la construction de minarets ou l’expulsion des criminels étrangers, autant de votations qui ont donné lieu à un tour de vis à la justice. Des initiatives très émotionnelles qui ont réussi à mobiliser les foules. «Alors qu’avant celles-ci, tout fonctionnait bien», souligne Manon Jendly, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut de criminologie et de droit pénal de l’Université de Lausanne.

Des juges partisans?

 

En matière d’influence politique, Marcel Alexander Niggli critique également, en Suisse, l’appartenance des juges fédéraux à un parti politique (voir ci-contre). Et il s’énerve surtout contre la cotisation qu’ils versent à ce dernier. «Une fois élus, les juges ne devraient plus avoir de couleur politique. C’est scandaleux. Je sais que parfois ils sont interpellés par le parti sur leur comportement. Le parti ne dit pas clairement, ‘si tu continues comme ça, on ne t’élira plus’, mais c’est ce qui est sous-entendu.»

Une appréciation combattue par le juge fédéral Hans Wiprächtiger, qui s’est défendu devant l’assemblée réunie à Interlaken d’une quelconque influence partisane, même en tenant compte du pécule versé au parti. Selon celui-ci, une fois en fonction, les juges agissent indépendamment et n’ont pas de comptes à rendre.

Soit. La justice est un acte délicat. Toujours juste pour certains et injuste pour d’autres. Avec les médias et le monde politique, la grande dame à la balance entretient un complexe ménage à trois. Et parfois, ses tumultueux amants la mettent en déséquilibre. Mais de temps à autre, ils l’aident aussi à se maintenir.

C’est le cas avec la récente affaire Karl-Theodor zu Guttenberg, ancien ministre allemand de la Défense, qui a plagié une grande partie de sa thèse de doctorat en droit. Dans ce cas, ce sont les journalistes et les internautes qui ont traqué les passages plagiés du texte. Pour que justice soit faite.

Election. En Suisse, les 38 juges fédéraux sont élus par le Parlement, sur la proposition des principaux partis.

Choix. Le Parlement procède à l’élection des juges en tenant compte de leurs compétences mais aussi de critères linguistiques, politiques et régionaux.

 

Appartenance politique. Généralement, les juges représentent les grands partis. Le but est d’obtenir un panachage politique représentatif.

Echantillon. L’étude sur l’influence des médias sur les juges et les procureurs, publiée en 2009, a été réalisée en Allemagne par Hans Mathias Kepplinger et Thomas Zerback.  Elle est basée sur un questionnaire en ligne soumis à 447 juges et 271 procureurs. Elle analyse l’influence des médias sur le cours de la procédure judiciaire et le jugement.

Questionnements. La recherche s’est penchée sur l’usage fait des reportages médiatiques réalisés sur des procès impliquant les personnes interviewées. Comment ces derniers ont-ils perçu les reportages faits par les médias, il y a-t-il eu des raccourcis dans les rapports médiatiques ? Comment a été vécue la critique dans les médias, réactions émotives par rapport à celle-ci ?

Elle s’est aussi intéressée à l’influence des médias sur les différentes personnes du prétoire. Est-ce que des comportements ont été adaptés aux attentes du public ? Et est-ce que les rapports médiatiques ont influencé le jugement ?

Résultats. L’étude montre une influence significative de la couverture médiatique sur les jugements. Les juges et les procureurs lisent de façon intensive les reportages faits sur leurs cas. Et 58% des juges affirment avoir pensé au reportage avant de prononcer la peine.

Le congrès annuel du Groupe Suisse de Criminologie (GSC)  s’est déroulé du 2 au 4 mars 2011 à Interlaken.

Thème de cette session: Système pénal et discours publics: entre justice câline et justice répressive.

C’est depuis 1974 que le GSC organise des séminaires et des conférences.

But: réunir régulièrement experts et praticiens autour des sujets criminologiques d’actualité.

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