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Un philosophe suisse voit l’œuvre de sa vie spoliée en Chine

Homme âgé assis dans son chalet avec vue sur les montagnes
Iso Kern chez lui à Krattigen: totalement plongé dans le monde de la philosophie. swissinfo.ch

L’adage qui dit que philosophie n’est que sagesse peut s’avérer fragile. Après avoir consacré sa vie à la pensée chinoise, le professeur suisse Iso Kern a eu la mauvaise surprise de voir son œuvre être spoliée en Chine… par un disciple.

À 85 ans, le philosophe Iso Kern a l’habitude d’écrire parfois encore jusqu’à sept heures par jour dans sa maison en bois érigée sur les fondations d’une vieille ferme de la commune de Krattigen, dans l’Oberland bernois. Au bord du lac de Thoune, entouré de livres, Iso Kern vit éloigné des vicissitudes urbaines.

Seuls une radio antédiluvienne, un vieux téléphone à fil et une adresse électronique le relient encore au monde extérieur. À entendre sa femme d’origine chinoise, Iso Kern s’est immergé dans un univers empli de philosophie.

Pièce remplie de livres
La bibliothèque d’Ivo Kern est impressionnante. swissinfo.ch

Il y a vingt ans, à sa retraite, ce professeur émérite a décidé d’occuper cette demeure à mille lieues des bouleversements du monde. Il pensait y couler des jours paisibles avant qu’un événement ne vienne le bouleverser.

Iso Kern alias Geng Ning

En Chine, Iso Kern est en réalité surtout connu sous le nom de Geng Ning. Autrement dit, une sommité de la philosophie qui a consacré sa vie à étudier le penseur chinois Wang Yangming. Une œuvre robuste et rayonnante grâce à laquelle il a réussi à ériger un pont entre philosophies orientale et occidentale.  

En juillet dernier, une équipe de tournage de Hong Kong est même venue prendre ses quartiers à Krattigen pour réaliser sur place un documentaire – The Hanologist – où Iso Kern incarne le rôle principal. «C’est à ce moment-là, lors de ce tournage, que la population de Krattigen a appris qu’un professeur de sa trempe vivait ici», explique la réalisatrice du film, Liu Yi.

L’ambition de ce documentaire est de retracer la vie de ce professeur reclus dans l’Oberland bernois. Un travail qui a conduit Liu Yi non seulement à visiter Krattigen, mais également les bancs de l’Université de Louvain, en Belgique, là où Iso Kern a étudié après avoir obtenu un diplôme de philosophie.

Ce film se concentre sur des recherches qui datent de cette époque et qui ont conduit Iso Kern à connaître à la fois l’amitié et la trahison, et pour finir une déchirure dont il peine à guérir tant celle-ci a sali sa réputation de bâtisseur.  

Une décennie dédiée à Husserl

À l’origine de cette cassure, l’édition en allemand de trois volumes tirés des Archives-Husserl, du nom du philosophe allemand Edmund Husserl (1859-1938) considéré comme le père de la phénoménologie. Une matière qui affirme que la philosophie est à la base de toutes les autres sciences. Pour Husserl, chaque événement pouvait servir de point de départ à l’acquisition de connaissances.

Plus jeune, Iso Kern avait en particulier creusé cette matière jusqu’à publier une thèse conçue à partir de 40’0000 feuillets de sténogrammes laissés par Husserl lui-même. Son titre: Phénoménologie de l’intersubjectivité.

Un manuscrit sténographié
Un exercice qui a demandé de l’abnégation à Ivo Kern: le déchiffrage des manuscrits sténographiés du philosophe allemand Husserl. Liu Yi, insight studios, Hongkong

«La philosophie de Husserl est d’une grande complexité et il m’a fallu d’abord deux ans pour l’apprivoiser», concède Iso Kern. Ce dernier s’est donné la peine d’aller rechercher les sténogrammes, puis les a mis bout à bout, pour finalement les retranscrire en allemand. Deux ans auxquels il faudrait rajouter deux autres années de travaux intensifs rien que pour déchiffrer la sténographie d’Edmund Husserl. «Dix ans au total se sont écoulés avant que ces textes puissent être enfin publiés en 1973», déclare-t-il.    

«Un malentendu»

Parachutée à Krattigen l’été dernier, la documentariste Liu Yi voulait surtout savoir si ces textes étaient également disponibles aujourd’hui en langue chinoise. Ce qu’a démenti Kern. Lui Yi était pourtant persuadée en avoir trouvé une trace sur Internet. Des textes publiés en 2018 aux éditions Ni Liangkang, au nom d’un professeur de philosophie en Chine. Et ironie de l’histoire, professeur qui se trouve être aussi un ancien élève d’Iso Kern lui-même.

Liu Yi a alors confirmé à ce dernier que son travail circulait bien en Chine… par l’entremise d’une copie piratée. «Iso Kern a été pétrifié de l’apprendre», se rappelle la réalisatrice. Le philosophe suisse a décidé de recontacter son élève, qui était déjà passé en 2019 en personne à Krattigen, un an après son forfait.  

Iso Kern lui a demandé au téléphone pourquoi ne l’avait-il pas informé de la sortie de cette publication en Chine, Ni Liangkang évoquant de son côté «un malentendu». «Je n’ai plus pris la peine de le recontacter», admet Iso Kern.

La documentariste Liu Yi indique que «compte tenu de l’amitié qui avait lié les deux hommes par le passé, et vu l’importance de cette publication, il eut été parfaitement normal qu’Iso Kern soit informé le premier du fait que Ni Liangkang dirigeait la traduction de cette œuvre chez lui».

Iso Kern a donc opté pour la voie juridique en faisant appel à un avocat, qui lui a pu constater que les droits d’auteur liés à cette œuvre avaient en effet été violés. Non seulement au regard du droit européen, mais aussi du droit chinois.

He Lei, expert en copyright à Pékin, nous a également confirmé que la traduction en chinois d’une œuvre écrite en langue étrangère nécessitait une autorisation. «Dans le cas où un livre viole ces droits, l’auteur, sa maison d’édition et l’imprimeur sont tenus responsables collectivement. Ces derniers doivent aussi s’acquitter solidairement des dommages subis», précise l’expert.   

Plagiat couvert par une fondation

En réponse, l’avocat a exigé que l’on détruise définitivement ces ouvrages publiés illégalement en Chine. Des excuses publiques du plagiaire ont également été exigées.

Mais cette procédure s’est avérée compliquée étant donné que cette traduction en chinois s’inscrivait dans le cadre d’un projet mené par la Fondation chinoise pour les sciences sociales, un organe financé par le régime.

Pour en avoir le cœur net, swissinfo.ch a contacté cette fondation. Mais celle-ci ne nous a livré aucune réponse sur cette accusation de plagiat.    

De manière surprenante, l’éditeur chinois s’est pour sa part fendu d’une missive réceptionnée en Suisse en octobre dernier. L’éditeur parle «d’une erreur grossière», explique que «ses services ont cru que les droits d’auteur avaient expiré». «Nos excuses sincères à M. Iso Kern», peut-on aussi lire.

Entre-temps, il est vrai que le livre d’Iso Kern avait été retiré des rayons en Chine, la maison d’édition chinoise se disant même disposée à s’acquitter des frais d’avocat, se proposant même de dédommager le philosophe suisse. Autre promesse: la mention de son nom pour chaque nouvelle édition à venir.

Apologie au sommet de l’État

swissinfo.ch a décidé de prendre directement langue avec le plagiaire Ni Liangkang. Mais sa réponse a été pour le moins déconcertante. «C’est une affaire entre éditeurs qui ne me concerne absolument pas. Ce n’est pas à moi en définitive de m’excuser, mais plutôt à Iso Kern de s’excuser…»

Il convient de dire maintenant que Ni Liangkang fut durant près de 40 ans l’élève d’Iso Kern, les deux hommes entretenant jadis des contacts étroits, tant du point de vue académique que privé. Pour tout dire, il fut l’un de ses disciples préférés. Aujourd’hui, Iso Kern, amer, n’en démord pas: «Je demande que Ni Liangkang s’excuse publiquement», au risque aussi de perdre la face.  

Un vœu pieux. C’est alors que le président chinois Xi Jinping surgit de façon étonnante dans cette histoire au titre de grand admirateur de l’œuvre et de la philosophie de Wang Yangming, qu’Iso Kern a rendue accessible en Chine.

Il n’est pas rare que le numéro un chinois fasse d’ailleurs part en public de sa passion pour Wang Yangming. Et celle-ci a déteint. Selon le site en ligne China Economy Online, une véritable fièvre autour de Wang Yangming se serait emparée de la Chine. «Inconnu il y a dix ans encore, il est devenu un symbole culturel très fort pour la culture contemporaine chinoise», apprend-on.

Une philosophie qui tombe à pic

Cette reconnaissance tardive de Wang Yangming (1472-1529), penseur de la dynastie Ming dont les idées ont influé sur l’ensemble de la philosophie chinoise, n’est pas complètement due au hasard. Si sa doctrine de l’unité de la pensée et de l’action est la plus connue parmi ses réflexions, son œuvre peut également être lue comme une tentative de mise en avant de la morale individuelle pour mieux accéder à la prospérité sociale. De quoi l’inscrire parfaitement dans le système autoritaire régnant en Chine sous Xi Jinping.

Sur place, la frénésie qui entoure désormais Wang Yangming se manifeste à plusieurs niveaux: voyages culturels, conférences, etc. Sans omettre que ses ouvrages garnissent aujourd’hui la plupart des vitrines des librairies chinoises.

Iso Kern a obtenu son doctorat en 1961 à l’Université de Louvain, en Belgique. C’est là qu’il a réussi entre 1962 et 1971 à mettre en lumière les Archives d’Edmund Husserl. Puis il a rassemblé et édité des textes à propos de la phénoménologie de l’intersubjectivité, ceci à partir de milliers de sténogrammes laissés par le philosophe allemand. Il a étudié aussi le chinois.

En 1979, Iso Kern a renoncé à un poste de professeur pour se consacrer entièrement à la philosophie chinoise. Il s’est d’ailleurs rendu sur place à plusieurs reprises à ce moment-là. Jusqu’en 1984, il a travaillé à Taïwan, New York, Nankin, Pékin. Enfin, à partir du milieu des années 1980, il a décidé d’enseigner le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme à l’Université de Berne.

Si son œuvre tient le haut du pavé, elle le doit donc en grande partie aux travaux pionniers menés en son temps par Iso Kern. L’un des principaux ouvrages de ce dernier, Das Wichtigste im Leben (L’essentiel dans la vie), interprète la phénoménologie occidentale précisément à la lumière de la téléologie du penseur chinois, doctrine selon laquelle le monde obéit à une finalité. Grâce à Iso Kern, les réflexions de Wang Yangming ont joui d’une nouvelle perspective.

Convaincu d’avoir œuvré à transmettre sa pensée, Iso Kern a finalement décidé de s’adresser par lettre au président chinois Xi. «J’aime la Chine autant que la Suisse, ma patrie, lui a-t-il écrit. Mais le fait que des actes illégaux aient été commis par l’un de mes élèves en Chine m’attriste». Iso Kern est aujourd’hui dans l’attente d’une réponse de Pékin.

Relu et vérifié par Balz Rigendinger; traduit de l’allemand par Alain Meyer

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