La voix de la Suisse dans le monde depuis 1935
Les meilleures histoires
Démocratie suisse
Les meilleures histoires
Restez en contact avec la Suisse

La traçabilité de l’or: le maillon faible de l’horlogerie suisse

Une femme porte une montre en or
De nombreux horlogers suisses ont encore du mal à retracer l'origine de l'or qu'ils utilisent. Keystone / Gaetan Bally

L’industrie suisse des montres de luxe est une référence mondiale en matière de savoir-faire, de précision et de prestige. Mais d’où proviennent réellement les matières premières, en particulier l’or, qu’elle utilise? La réponse n’est pas simple.

Début 2025, la Watch & Jewellery Initiative 2030 – une coalition de 72 marques d’horlogerie et de joaillerie – a publié son rapport annuel, introduisant un nouveau cadre pour aider les marques à renforcer leur résilience climatique, préserver les ressources et améliorer la transparence dans leurs chaînes d’approvisionnement. Cette initiative reflète la volonté du secteur de combler ses angles morts en matière de durabilité, et notamment d’approvisionnement en or.

De nombreux horlogers suisses peinent encore à retracer l’origine des métaux précieux qu’ils utilisent. Un rapport de l’ONG WWF datant de 2023 a révélé que même certaines des marques les plus performantes de l’industrie manquent de transparence. L’absence de réponses claires soulève des inquiétudes quant à la destruction de l’environnement, aux atteintes aux droits du travail et au greenwashing.

«Imaginez que vous entriez dans un supermarché et qu’on vous dise: désolés, nous n’avons aucune idée d’où viennent nos produits… Voilà où nous en sommes actuellement dans le secteur de l’horlogerie et de la joaillerie», explique Olivia Lipsky, experte en développement durable à WWF Suisse.

Les raisons tiennent surtout à la nature de l’industrie aurifère, où la traçabilité est complexe et coûteuse. Pour la plupart des horlogers, ce n’est pas un domaine prioritaire d’investissement.

Bien que la réglementation et les exigences des clients aient évolué vers plus de conscience environnementale, elles restent insuffisantes pour contraindre les marques à indiquer l’origine de l’or qu’elles utilisent dans les montres qu’elles vendent. «Je conseille aux clients de demander aux marques d’où provient l’or de leurs montres avant d’acheter», ajoute Olivia Lipsky. «Mais la plupart des marques sont incapables de répondre.»

Le défi de la traçabilité

La Suisse affine environ un tiers de l’or mondial, et le secteur de l’horlogerie et de la joaillerie consomme près de 50% de la demande mondiale pour ce métal précieux. Pourtant, tracer son origine reste un défi complexe, auquel la majorité des marques ne sont pas pleinement préparées.

«L’or est particulièrement difficile à tracer, car il peut être fondu de nombreuses fois», explique Olivia Lipsky. «Cela permet à l’or issu de l’extraction illégale de dissimuler ses origines et de pénétrer dans les circuits légaux», ajoute-t-elle.

En raison de cette versatilité, l’or illégal trouve souvent son chemin vers le marché des métaux précieux. «Quand vous regardez les chiffres d’exportation de pays d’Amérique du Sud comme la Colombie, vous constatez que la production légale d’or extrait ne correspond pas aux chiffres des exportations. Les chiffres des exportations sont bien plus élevés», indique Olivia Lipsky. «C’est parce qu’une grande quantité d’or illégal est également exportée.»

Dans son classement de développement durable 2023, WWF a examiné 21 grandes marques suisses et internationales d’horlogerie et de joaillerie. Aucun fabricant n’a été classé comme «visionnaire» – le plus haut niveau – et seuls quelques-uns ont obtenu la mention «ambitieux». L’évaluation analyse les performances des marques en matière de stratégie de développement durable, d’action climatique, de préservation de la biodiversité et de l’eau, de gestion des droits humains, de circularité, de traçabilité et de transparence des chaînes d’approvisionnement, ainsi que de suivi et de communication des activités de développement durable et d’implications des parties prenantes.

Infographie
Kai Reusser / SWI swissinfo.ch

La grande majorité des marques n’assurent toujours pas une traçabilité complète des matières premières critiques comme l’or, les diamants et le platine. «Même certaines parmi les plus ambitieuses ignorent d’où viennent leurs métaux précieux», confirme Olivia Lipsky.

Cette opacité crée de sérieux risques. Une grande partie de l’or utilisé dans les montres provient de régions où les lois environnementales sont faibles, où la déforestation est répandue et où le travail des enfants reste courant. Selon le rapport de WWF, «l’extraction d’une tonne d’or nécessite la production d’environ 100’000 tonnes de déchets de roche. Cela revient à déplacer 1’000 kg de terre pour produire une bague en or de 10 g».

L’or peut être extrait de mines industrielles à grande échelle – qui fournissent 80% de l’or mondial – ou de petites mines artisanales informelles. Les deux types d’exploitation nécessitent de grandes quantités d’eau et impliquent l’utilisation de mercure, une substance dangereuse pour la santé et la biodiversité.

La zone grise du «recyclage»

Face aux pressions croissantes, de nombreuses marques mettent aujourd’hui en avant l’utilisation d’«or recyclé» pour satisfaire les attentes des consommateurs et consommatrices en matière de durabilité. Mais les définitions varient considérablement. Il n’existe actuellement aucun standard commun à l’industrie sur la définition de l’or recyclé, ce qui ouvre la porte au greenwashing, avertit le rapport de WWF.

Cette ambiguïté peut induire les consommateurs en erreur. Selon l’experte Sabrina Karib, qui a travaillé avec des raffineurs et fondé le Precious Metals Impact Forum, une plateforme multipartite pour les acteurs du secteur aurifère, de nombreuses entreprises qualifient d’«or recyclé» de l’or qui n’a en réalité jamais quitté la chaîne d’approvisionnement et n’a donc jamais atteint le consommateur.

Selon le rapport de WWF, «actuellement, l’or est considéré comme recyclé s’il a été transformé une fois après son affinage primaire à partir d’or vierge». Pour combler cette zone grise, l’équipe de Sabrina Karib a proposé une nouvelle norme pour l’industrie, limitant le terme «recyclé» aux matériaux qui auraient autrement été jetés – comme l’or provenant d’appareils électroniques usagés – et encourageant l’usage du terme «retraité» pour les flux internes à l’industrie du luxe.

Ce nouveau cadre, plus restrictif, a rencontré une forte opposition de la part des horlogers. «Si la stratégie marketing d’une marque est de dire à ses clients qu’ils aident l’environnement en achetant de l’or recyclé, il n’est pas dans son intérêt de réduire le champ de ce qui peut être considéré comme recyclé», explique Sabrina Karib. À ce jour, la définition proposée par l’experte et son équipe n’est pas reconnue par l’industrie.

Illustration
Kai Reusser / SWI swissinfo.ch

Sortir de l’or

Une jeune marque horlogère a choisi une autre voie. «Nous avons fait le choix radical d’éliminer totalement l’or et les diamants miniers», explique Nicolas Freudiger, cofondateur de la marque genevoise ID Genève. «Nous croyons fermement que puisque nous ne sommes pas en mesure de gérer tous les impacts négatifs, le choix le plus responsable, pour l’instant, est le désengagement.»

À la place, la marque utilise de l’acier retraité et des matériaux à base de carbone développés avec des entreprises de biotechnologie suisses. Leurs montres intègrent une résine carbone autoréparatrice et se présentent avec le slogan: «Vos convictions à votre poignet.» «Notre objectif est de changer le récit du luxe», explique Nicolas Freudiger. «Nous croyons que l’avenir du luxe repose sur la circularité, pas sur l’extraction.»

Quelques progrès dans l’horlogerie traditionnelle

Parmi les grands acteurs, Breitling est fréquemment cité comme un exemple positif. La marque s’approvisionne en or auprès de communautés minières artisanales en Amérique latine et informe ses clients sur l’origine du métal précieux qu’ils achètent.

«Nous organisons régulièrement des voyages d’étude approfondis dans les pays où l’or est extrait, afin de faire progresser des objectifs de durabilité partagés avec nos partenaires et les communautés locales», explique Aurelia Figueroa, responsable du développement durable chez Breitling.

Néanmoins, Breitling reste l’exception. WWF note que, dans l’ensemble du secteur, l’implication significative des parties prenantes, le suivi des impacts environnementaux et l’intégration de modèles circulaires n’en sont encore qu’à leurs débuts.

L’approche suisse du devoir de diligence

Sur le plan réglementaire, la Suisse est à la traîne par rapport à l’Union européenne. Après le rejet de justesse de l’Initiative pour des multinationales responsables en 2020, le Parlement suisse a adopté un contre-projet plus léger: les entreprises basées en Suisse doivent déclarer les minerais de conflit ou à risque pour les droits humains, mais elles ne sont pas légalement tenues à des vérifications approfondies ni à répondre juridiquement des abus commis à l’étranger.

«Lorsque vous importez de l’or en Suisse, vous devez indiquer où vous l’avez acheté», explique Olivia Lipsky. «Mais pas où il a été extrait. Ce vide réglementaire contribue à l’opacité des chaînes d’approvisionnement, puisque la traçabilité s’arrête souvent au point d’achat plutôt que de remonter jusqu’à la mine.»

À l’inverse, le règlement européen sur les minerais de conflit (en vigueur depuis 2021) impose aux importateurs d’or et d’autres minerais de conflit des obligations de vigilance contraignantes, jusqu’à la mine d’origine de l’or. Et la prochaine directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises (Corporate Sustainability Due Diligence Directive – CSDDD) obligera les grandes entreprises opérant dans l’UE à surveiller et prévenir les violations environnementales et des droits humains dans l’ensemble de leurs chaînes d’approvisionnement. Adoptée en mai 2022 par le Conseil de l’UE, la directive devra être intégrée dans les lois nationales des États membres dans les deux ans.

>> À lire aussi, notre enquête sur la manière dont l’or russe arrive en Suisse:

Plus
or Ouzbékistan

Plus

La hausse mystérieuse des importations d’or ouzbek et kazakh en Suisse

Ce contenu a été publié sur Les importations d’or originaire d’Ouzbékistan et du Kazakhstan en Suisse ont bondi depuis l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine, faisant craindre que les deux pays ne soient utilisés pour contourner les sanctions sur l’or russe.

lire plus La hausse mystérieuse des importations d’or ouzbek et kazakh en Suisse

«C’est une industrie stratégique pour la Suisse. Nous devons donc être irréprochables», déclare Yves Bugmann, directeur de la Fédération de l’industrie horlogère suisse. Mais à la mi-2025, la législation suisse reste limitée dans sa portée et faible dans son application.

Les consommateurs se soucient-ils de développement durable?

Les recherches montrent que les clients demandent de plus en plus de comptes aux marques de luxe. L’étude Deloitte 2023 sur l’industrie horlogère suisse a révélé que 34% des consommateurs et consommatrices choisiraient une marque horlogère en fonction de ses efforts de durabilité contre 25% qui privilégient l’image de marque. Chez les jeunes générations, les valeurs éthiques deviennent plus importantes que l’image.

Pourtant, si la demande des consommateurs en matière de durabilité augmente, la prise de conscience des problèmes spécifiques – comme l’approvisionnement en or – reste limitée. Comme le note le rapport de WWF, de nombreuses marques ne publient toujours pas de détails sur leurs chaînes d’approvisionnement en or.

Ce manque de transparence peut amener les clients à croire que l’or de leurs montres est approvisionné de manière responsable, même lorsque les marques elles-mêmes ne peuvent pas en confirmer l’origine.

«Quand vous payez très cher une montre, vous vous attendez à ce que la marque respecte les normes de qualité les plus élevées», note Olivia Lipsky. Sans divulgation publique ni réglementation plus stricte, la confiance des consommateurs repose souvent sur des suppositions plutôt que des faits. À long terme, la qualité perçue des montres suisses pourrait être affectée par leur manque de transparence et de mesures de durabilité, estime-t-elle.

Texte relu et vérifié par Virginie Mangin/dbu

Les plus appréciés

Les plus discutés

En conformité avec les normes du JTI

Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative

Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !

Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision