Des scientifiques décryptent la catastrophe de Blatten entre pentes instables et sommets surchauffés
L'effondrement catastrophique du glacier du Birch qui a détruit le village suisse de Blatten en mai dernier a déclenché un effort scientifique sans précédent. Les recherches en cours visent à comprendre comment un versant montagneux a pu se rompre de manière aussi violente, et ce qui pourrait se produire ensuite.
En remontant la vallée valaisanne du Lötschental, entre pâturages verdoyants et forêts couleur jaune cuivre, une réalité moins bucolique apparaît aux visiteurs. Se dessine soudainement une vaste tâche brunâtre de débris recouvrant ce que fut jadis Blatten.
Le 28 mai, le glacier du Birch, situé au-dessus du village, s’est effondré sous le poids gigantesque des rochers avec l’éboulement de la montagne du Kleines Nesthorn. En 40 secondes à peine, neuf millions de tonnes de roches, boue, glace et débris ont dévalé la pente à 200 km/h engloutissant Blatten. Par chance, les 300 âmes qui y vivaient ont pu être évacuées à temps. Porté disparu, seul un sexagénaire a été retrouvé sans vie.
L’accèsLien externe au village reste cependant aujourd’hui en grande partie interdit en raison des dangers présents. Le Kleines Nesthorn bouge toujours. Jusqu’à 10 cm par jour l’été, même si l’hiver ralentit son glissement. Un éboulement de même magnitude est pour l’heure exclu car le Birch a pratiquement disparu, mais le niveau de danger reste élevé.
«Parmi des scénarios concernant le fond de la vallée, la rupture des restes de ce glacier pourrait entraîner une avalanche de glace et des coulées de débris depuis le couloir ou alors un glissement de terrain depuis sa partie instable», explique à swissinfo.ch Guillaume Bulle-Favre, chef du service des catastrophesLien externe naturelles du canton du Valais.
Les risques les plus importants sont surtout liés à l’énorme masse de débris pouvant atteindre plus d’une centaine de mètres de hauteur en certains endroits, et la formation éventuelle d’un nouveau lac si le cours de la rivière Lonza était à nouveau bloqué.
Le cas de Blatten a été largement évoqué le mois dernier à Lausanne lors d’une ConférenceLien externe internationale sur les glissements de terrain, avec plus de soixante experts voulant comprendre comment cette catastrophe est arrivée et anticiper la prochaine.
Professeur à la faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne, Christophe LambielLien externe confirme que nombre de spécialistes, en Europe en particulier, étudient ce cas et collaborent sans forcément se concurrencer. «Tout le monde veut comprendre surtout ce qui s’est réellement passé. Il ne s’agit pas d’être le premier», dit-il. Ces scientifiques disposent d’outils de simulationsLien externe et d’analysesLien externe sismiques pour appréhender la dynamique et la menaceLien externe qu’un effet domino fait peser, avec les risques de dégel du pergélisol et la dislocation actuelle des glaciers.
Des événements en cascade
Six mois après cette catastrophe, plusieurs tendances se dessinent selon des spécialistes. Pour rappel, les trois plus importants glissements de terrain survenus dans les Alpes depuis vingt ans, au Piz Cengalo en 2017, au Piz Scerscen en 2024 et à Blatten cette année, ont chaque fois impliqué des chutes de pierres sur des glaciers, lesquelles se sont transformées ensuite en avalanches de roche, glace et coulées de débris.
«Dans les régions densément peuplées comme dans les Alpes européennes, la préoccupation est majeure car les dégâts peuvent être énormes avec des avalanches véhiculant des sédiments et de la glace très loin dans la vallée. De tels cas pourraient se multiplier à l’avenir sur fond de changement climatique avec la dégradation du pergélisol et le recul des glaciers sur les pentes raides», précise Christophe Lambiel.
Une conséquence du réchauffement climatique?
Une question reste cependant sans réponse: les événements survenus à Blatten sont-ils la conséquence du changement climatique? Certains experts estiment le lien évident. Pour Christian Huggel, scientifique à l’Université de Zurich, cet élément a joué un rôle essentiel. «La géologie, précisément la stratification et composition de la roche, reste un facteur clé lors d’un tel événement», a-t-il indiquéLien externe lors d’une conférence tenue cette fois en septembre à Innsbruck, en Autriche. D’après lui, sans réchauffement du climat, un tel glissement se serait produit à Blatten, mais des siècles plus tard ou jamais.
La prudence est de mise chez d’autres scientifiques. Une fiche d’information publiée en juillet dernier par l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) a notamment conclu qu’il est «fort probable» que le réchauffement soit un facteur pertinent en raison d’une zone rocheuse instable dans le pergélisol, sensible à la hausse des températures.
Depuis l’ère préindustrielle, la Suisse s’est réchauffée en moyenne de 2,9 °C, soit peu ou prou deux fois la moyenne mondiale. Ce qui a entraîné une fonte généralisée des glaciers, une modification des régimes des chutes de neige et le dégel du pergélisol.
Et les chutes de pierres se multiplient à mesure que la fonte des neiges et le dégel s’aggravent. Pour certains scientifiques, il est encore difficile de dire si de tels éboulements ont une plus grande fréquence aujourd’hui. Pas facile de se prononcer aussi avec fiabilité sur des événements de cet ordre avec des données encore inégales.
Pour Daniel Farinotti, glaciologue à l’EPFZ, dont les conclusions sur Blatten sont attendues en 2026, «ces processus sont interdépendants et compliqués à démêler».
«En matière de géologie locale, nous pouvons simplement dire que le climat, le glacier et le pergélisol ont tous joué un rôle dans le cas précis de Blatten», synthétise-t-il.
Pergélisol et fragilité de la roche
Pour Christophe Lambiel, le rôle qu’a pu jouer la dégradation du pergélisol sur le Kleines Nesthorn demeure aujourd’hui encore «une question ouverte».
Depuis 2019, le Birch a avancé d’environ 50 mètres sous l’effet probable des chutes de pierres du Kleines Nesthorn, dit-il. Les débris ont été poussés ensuite vers le bas de la pente, et des pans du glacier accrochés à la face nord ont fondu dans le même temps.
«Le recul du Birch, combiné à la dégradation du pergélisol, a généré des éboulements qui ont recouvert le glacier, le poussant vers la vallée et le déstabilisant», explique-t-il.
>> Regardez l’effondrement du glacier Birch au-dessus de Blatten, dans le sud de la Suisse, le 28 mai 2025:
Le récent et rapide dégel du pergélisol a-t-il provoqué cette instabilité?
«Sans doute, mais nous ne pouvons le dire définitivement car nous avons besoin de davantage de données et une modélisation des mécanismes d’instabilité», précise-t-il.
De nouveaux capteurs doivent fournir plus d’informations sur l’état thermique du pergélisol et évolution dans le temps, et sur le comportement mécanique de la roche. Mais la géologie de la montagne s’avère peu rassurante avec des couches fracturées de gneiss et d’amphibolite qui côtoient du granit et forment une structure instable.
A l’EPFZ, les équipes estiment que celle-ci est «susceptible de s’effondrer» avec une pente qui s’est accentuée au cours des millénaires sous l’effet de l’érosion glaciaire. Cette pente est désormais plus exposée à cause du recul de la couverture neigeuse.
Pour les chercheurs, le pergélisol s’est réchauffé sur le Kleines Nesthorn ces dernières décennies. La perte de glace et l’augmentation d’infiltration de l’eau auraient entraîné plus de pression et des contraintes supplémentaires. Voilà ce qui a pu accélérer l’effondrement de la pente.
Modélisation pour planifier les risques
Au milieu du bouillonnement actuel de recherches, la catastrophe de Blatten contribue désormais à faire progresser les modèles. Un outilLien externe de simulation en 3D développé par l’EPFZ et l’Institut pour l’étude de la neige et des avalanches (SLF) prédit maintenant avec précision le débit, la hauteur et la portée d’avalanches de neige, glace et roche. Cet outil avait prédit le glissement de terrain survenu en 2023 à Brienz, dans les Grisons.
Quelques jours avant la catastrophe de Blatten, des chercheurs ont modélisé pour leur part un glissement de dix millions de m3 de roche et de glace. Leur projection – d’une portée de 1,2 km vers le sud-ouest de la vallée et 700 m vers le nord-est – s’est vérifiée.
Cette même équipe s’engage aujourd’hui, avec les cantons concernés et des sociétés d’ingénierie, à déployer cet instrument de planification des risques à travers les Alpes.
«Nous discutons activement avec le Valais pour l’emploi de cette technologie pour les 80 cas les plus risqués et dangereux du canton. Idem pour la région de Kandersteg, dans le canton de Berne, pour le rocher du Spitzer Stein, où des simulations sont réalisées afin d’évaluer la portée d’un éventuel éboulement et son impact sur le lac d’Oeschinen», avance Johan Gaume, professeur en mouvements de masse alpins à l’ETFZ et au SLF.
Améliorer la surveillance
Dans le cadre du projet national GLAMOS, la Suisse a déjà placé sous surveillance quelque 1400 glaciers dont le quartLien externe de volume a disparu depuis 2015. Une soixantaine ont été classés dangereux, surtout en Valais où le Birch était surveillé depuis 1993.
Articulé autour d’un système coordonné de gestion des risques, cette surveillance a permis d’évacuer la population de Blatten avant l’effondrement de la montagne. En Valais, le réseau comprend des géologues et nonante observatrices et observateurs locaux œuvrant avec ces outils de contrôle, d’alerte précoce et un plan d’évacuation.
Depuis Blatten, de nouveaux dispositifs ont également été installés à l’échelle locale. Des scientifiques de l’Université de Zurich ont scannéLien externe des débris de l’éboulement grâce à de la télédétection par laser, l’imagerie hyperspectrale et la photogrammétrie, pour évaluer quelle glace reste et quel est le risque de fonte pour les populations en aval.
Les organisateurs de la conférence de novembre dernier à Lausanne ont souligné «l’urgente nécessité» d’améliorer la surveillance et modélisation des pentes. Mais la Suisse montagneuse ne peut pas surveiller tous ses sommets, ces systèmes ayant des limites.
Christophe Lambiel admet que des catastrophes de grande ampleur sont parfois difficiles à prévoir. «Nous savions le Kleines Nesthorn instable. Il bouge depuis dix ans. Mais ce genre d’événement peut survenir dans des lieux non prévus comme au Piz Scerscen en 2024, où personne n’était au courant que le rocher n’était pas stable».
Il conclut que si des massifs à risque ont bien pu être identifiés et font l’objet d’une surveillance régulière aujourd’hui, d’autres échappent à la connaissance. «Nous devons encore nous attendre à l’avenir à des surprises. Où et quand, difficile de savoir».
Relu et vérifié par Veronica De Vore/ traduit de l’anglais par Alain Meyer / kro
En conformité avec les normes du JTI
Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative
Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !
Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.