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Comment l’ONU veut rendre comptables les multinationales

Manifestation à Brisbane
Action symbolique de protestation contre la corruption dans les multinationales en marge du sommet du G20 à Brisbane, Australie, en novembre 2014. Getty Images

Cela fait près de 50 ans que l’ONU et ses agences planchent sur les moyens de faire respecter les droits humains par les entreprises transnationales. Certains de ses Etats membres, comme la France ou le Royaume-Uni, ont récemment adopté une législation plus contraignante à ce sujet. Les Suisses pourraient suivre (ou non) cette tendance en votant en faveur d’un projet de loi porté par une initiative populaire «Pour des multinationales responsables».   

En Europe, la responsabilité sociale des entreprises est une question qui émerge d’une manière inédite dès les XIII et XIVe siècles avec la montée en puissance des villes, des grands marchands et d’un commerce international en forte expansion, comme le raconte l’historienne française Catherine Kikuchi, dans un articleLien externe récemment paru sur le site The Conversation.

Mais il faut attendre la 2ème moitié du XXe siècle pour qu’elle prenne en compte l’ensemble des pays concernés, avec l’émergence des pays du Sud, comme acteurs de l’Histoire, selon les pays occidentaux.

Dès la création de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED, fondéeLien externe en 1964 par l’Assemblée générale de l’ONU à l’instigation des pays du Sud émergents de l’ère coloniale), des représentants d’Etats ont cherché à engager la responsabilité sociale des entreprises transnationales et pensé aux moyens de les y contraindre.

En témoigne le discours prononcé par le président chilien Salvador Allende lors de la 3e sessionLien externe de la CNUCED qui s’est tenue à Santiago du Chili en avril 1972. Après avoir pointé «l’expansion des grandes sociétés multinationales qui tournent en dérision les accords entre gouvernements», le président socialiste dénonce «l’action spoliatrice de ces consortiums et leur grand pouvoir de corruption sur les institutions publiques tant des nations riches que des nations pauvres. Les peuples s’opposent à cette exploitation et exigent que les gouvernements intéressés cessent de livrer une partie de leur politique économique extérieure aux entreprises privées, qui s’attribuent le rôle d’agents promoteurs du progrès des nations pauvres et se sont transformées en une force supranationale qui menace de devenir incontrôlable.»

Une remise en cause portée par le Mouvement des non-alignés qui espérait la mise en place d’un nouvel ordre économique mondial. Figure emblématique de ce courant, Salvador Allende fut renversé l’année suivante par un coup d’Etat militaire avec le soutien des Etats-Unis et de compagnies américaines comme l’International Telephone and Telegraph (ITT), une entreprise qui incarnait à l’époque le pouvoir exorbitant des multinationales sur les Etats, du moins dans le camp des pays socialistes opposés aux pays capitalistes (ou du monde libre face au totalitarisme communiste, selon les pays occidentaux.)

En 1979, le chanteur nigérian Fela Anikulapo Kuti consacre une chanson à la compagnie ITT.

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Professeur d’économie du développement au Graduate Institute de Genève (HEID) Gilles CarbonnierLien externe, commente: «Nous étions en pleine Guerre froide. Un groupe s’était mis en place à la CNUCED sur la question des entreprises transnationales. Mais les échanges ont vite débouché sur un dialogue de sourds qui n’a pas permis de faire avancer la cause des droits de l’homme liée aux activités des entreprises transnationales.»

Avec l’effondrement de l’Union soviétique et la victoire d’une économie de marché tirée par des compagnies multinationales plus importantes que jamais, la question revient sur la table des Nations Unies au cours des années 90, via un sous-groupe de la Commission des droits de l’homme (remplacée par Le Conseil des droits de l’homme en 2006). Intitulée initialement «Draft Universal Guidelines for CompaniesLien externe», une première proposition est élaborée par le juriste américain David Weissbrodt.

Son document juridique reprenait tout simplement les obligations des Etats en matière de droits de l’homme pour les appliquer directement aux multinationales. Et sans grande surprise, la proposition suscita une levée de bouclier du milieu des affaires et des pays occidentaux tout à leur volonté de réguler mondialement la libéralisation des marchés, notamment via l’OMC née en 1995.

Les multinationales finissent par admettre le problème

«Mais cette initiative a tout de même fait bouger les représentants de quelques grandes multinationales qui se sont déclarés prêts à mettre en œuvre les recommandations de ce sous-comité pour les tester dans la pratique», souligne Gilles Carbonnier.

Cette réponse des milieux de l’économie s’est faite au travers de la Business leadersLien externe initiative for human rights. Cette association active de 2003 à 2009 regroupant des entreprises comme ABB, AREVA, Barclays, Coca-Cola, Ericsson, General Electric ou la Novartis Foundation for Sustainable Development, résume ainsi son action: «En 2003, nous nous sommes attachés à trouver des moyens pratiques de mettre en œuvre la Déclaration universelle des droits de l’homme dans le contexte des entreprises. Ces moyens pratiques sont maintenant clairs pour les entreprises. Notre prochain défi consiste à mettre en œuvre ces pratiques dans nos propres organisations, secteurs et chaînes de valeur partout dans le monde.»

Dans le même temps, Kofi Annan, à l’époque secrétaire général des Nations Unies nomme un professeur de Harvard, John Ruggie représentant spécial sur les questions relatives aux entreprises et aux droits de l’homme. « Politologue, Ruggie a adopté une approche pragmatique basée sur les principes des droits de l’homme (principled pragmatism) en engageant le dialogue avec les entreprises, les ONG et les Etats de manière à arriver à un accord sur les responsabilités respectives des entreprises et des Etats, signataires des conventions des droits de l’homme», explique Gilles Carbonnier.

Comme les Etats sont responsables de respecter et de faire respecter les droits de l’homme, les entreprises doivent elles-mêmes les respecter dans le cadre de leurs activités partout dans le monde.

Bonne volonté ou contrainte

Mais comment? «Au nom du concept juridique de ‘due diligence’ que la France a traduit par devoir de vigilance, les entreprises doivent faire une évaluation des risques préalable à leur investissement puis prendre toute mesure nécessaire pour réduire ces risques, et prévoir des voies de recours en cas d’abus. Une exigence qui s’est matérialisée avec l’adoption des Principes directeursLien externe relatifs aux entreprises et aux droits humains», explique Gilles Carbonnier. Des principes qui sont adoptés à l’unanimité par le Conseil des droits de l’homme en 2011.

Sur cette base, le Conseil des droits de l’homme développe plusieurs initiatives. En 2011, il institue un  Groupe de travailLien externe sur les entreprises et les droits de l’homme». Son objectif est de «partager et promouvoir les bonnes pratiques et les enseignements découlant de la mise en œuvre des Principes directeurs », selon ses propres termes. La démarche mise sur la bonne volonté des entreprises, sans obligations contraignantes d’un point de vue juridique.

Mais l’idée de mettre en place un cadre coercitif n’a pas disparu pour autant. C’est l’objectif d’un autre groupe de travail, dont la constitution est adoptéeLien externe à une faible majorité en 2014, lors de la présidence équatorienne du Conseil des droits de l’homme. Il s’agit là de poser les bases d’un futur traité international contraignant sur la responsabilité juridique des multinationales, calé sur les Principes directeurs de l’ONU.  Mais cet objectif suscite à nouveau une grosse opposition des entreprises et d’un grand nombre d’Etats, en particulier occidentaux. Ses chances d’aboutir sont donc faibles.

Les gouvernements occidentaux évoluent

De là à penser que les plus puissantes multinationales peuvent continuer leurs affaires en toute tranquillité, il n’y a qu’un pas. Gilles Carbonnier se garde pourtant de le franchir: «Comme l’a déclaré John Ruggie, il appartient à chaque Etat d’intégrer ces principes dans leur législation nationale. Depuis lors, les plans d’action nationaux se construisent autour de deux approches en tension, l’une se voulant incitative, l’autre contraignante juridiquement», précise Gilles Carbonnier.

Et de citer l’exemple de la France qui a inscrit en 2017 le devoir de vigilance pour les entreprises dans son droit, incluant les relations de groupes français avec tous les acteurs de leurs chaînes de production, et permettant de saisir les tribunaux en cas de violations. Tout comme au Royaume-Uni, où le «Modern Slavery Act » de 2015 porte notamment sur le travail forcé sur sol britannique et dans les chaînes d’approvisionnement.

«Une question clé est de déterminer si un plaignant d’un pays en développement peut ainsi saisir un juge à l’encontre de la maison mère pour des violations commises par une filiale dans son propre pays», souligne Gilles Carbonnier qui note que les choses bougent également en Allemagne: en novembre dernier, un tribunal allemand a accepté d’enregistrer en appel la plainte d’un agriculteur péruvien dont la communauté subit les effets destructeurs de la fonte des glaciers. Cette plainte vise RWE, la plus grosse entreprise énergétique allemande, ce qui en fait une importante émettrice de CO2, le principal carburant du réchauffement climatique.

Sur la base des Principes directeurs de l’ONU et sous la pression de leur opinion publique, des Etats occidentaux adoptent des législations plus contraignantes sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises et de leurs filiales. Quant à la Suisse, elle pourrait franchir le pas si ses citoyens acceptent l’Initiative pour des multinationales responsables, une proposition de loi que soutient Gilles Carbonnier. La votation, elle, pourrait se tenir vers la fin de l’année. 

Dancing on the ruins of multinational corporations, une chanson des années 90 de Casey Neil

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Problème d’image et mouvements sociaux

Une évolution poussée à l’international par les mouvements sociaux et une série de scandales suscités par des entreprises comme Shell en Mer du Nord, des fabricants de vêtement sous-traitant leur production dans des conditions critiquables et des champions du négoce des matières premières dont nombre sont basés en Suisse.

«Un certain nombre d’entreprises ont vu l’intérêt d’un cadre beaucoup plus clair sur leur responsabilité, y compris pour leur image, commente Gilles Carbonnier. Les normes et les attentes de la société évoluent rapidement dans ce domaine, ce qui influence l’évolution du droit.» Ce qui ne manquera pas d’influencer les débats sur la question tant en Suisse qu’à l’ONU.

The Messenger Band, un groupe formé par d’anciennes ouvrières du textile au Cambodge (2005) dénonçant leurs conditions de travail.

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