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Les retombées industrielles de l’achat du F-35A aiguisent les appétits

© Keystone / Ennio Leanza

En contrepartie du contrat signé par la Confédération pour les nouveaux avions de chasse de l’armée suisse, les entreprises helvétiques doivent obtenir des mandats de la part de Lockheed Martin, le fabricant américain de la flotte. Si les montants en jeu sont importants, l’obtention d’une commande ressemble souvent au parcours du combattant.

Basée à Yverdon-les-Bains, dans le canton de Vaud, l’entreprise Suprem se trouvait dans le peloton de tête avant même que la course commence. La société figure parmi les premières à avoir sécurisé un accord dans le cadre du programme de commandes compensatoires (offsets) pour l’acquisition des avions de chasse F-35A par la Confédération.

La Suisse a en effet acquis cette année une flotte d’avions de chasse pour un montant de quelque 6 milliards de francs, auprès du fabricant américain Lockheed Martin. Ces appareils remplaceront ceux de la flotte actuelle de F/A-18 Hornet et de F-5. Quand la Confédération acquiert du matériel d’armement à l’étranger, il est d’usage que les fournisseurs s’engagent à conclure des affaires compensatoires avec l’industrie suisse. Ces contrats appelés offsets, dont le montant total est négocié par les autorités helvétiques avec le pays partenaire, ont pour vocation de renforcer la compétitivité helvétique et d’occasionner des ventes pour l’industrie suisse. Dans ce cas, ils ont été fixés à 2,9 milliards de francs.

Firme spécialisée dans les matériaux de haute technologie pour l’impression 3D, Suprem a d’ores et déjà conclu un protocole d’accord avec un groupe américain, sous-traitant du fabricant des avions de chasse Lockheed Martin. Il ne s’agit pas encore d’un contrat ferme mais d’une convention entre les deux compagnies qui ne mentionne encore aucune donnée financière. Cette entente parfaitement légale place Suprem parmi les compagnies suisses les mieux parties pour obtenir des offsets.

«Notre partenaire est le groupe aérospatial américain Northrop Grumman, indique Anatole Gilliot, CEO de Suprem. Notre PME d’une vingtaine de collaborateurs est en relation avec cette compagnie depuis plusieurs années déjà. Nous n’allons pas contribuer directement à la fabrication des F-35A mais développer une nouvelle génération de matériaux dédiés à l’impression 3D.» La firme ne livre pas d’autres informations financières sur ses affaires, ni sur ses marchés.

Bien que les contours exacts de l’accord soient encore à définir, il est acquis qu’une telle alliance représente une opportunité extraordinaire pour l’entreprise vaudoise. «Nous allons bénéficier de l’expertise technique de Northrop Grumman qui va tester nos matériaux dans des conditions spécifiques à l’aéronautique, détaille Anatole Gilliot. Cet accord doit nous permettre d’accéder à ce marché difficile et aussi d’utiliser nos compétences pour d’autres applications, par exemple les réservoirs à hydrogène et les moteurs électriques.»

Pénalités prévues dans le contrat

Le contrat final entre la Confédération et les États-Unis a été signé le 19 septembre dernier. Il y est clairement stipulé que si les obligations de

compensations ne sont pas respectées, «une pénalité entrerait en jeu», souligne Jacqueline Stampfli, porte-parole d’Armasuisse.

Un webinaire réunissant les différentes parties impliquées dans le programme compensatoire s’est déroulé début novembre. Cette rencontre virtuelle marquait le coup d’envoi d’un processus qui va durer des années, loin des yeux du public. La distribution de cette manne de près de 3 milliards de francs en provenance des États-Unis représente un enjeu majeur pour l’industrie helvétique dans les secteurs de l’armement, de l’aéronautique, des machines et de la haute technologie. L’importance des défis explique la nervosité des entrepreneurs concernés qui ont refusé en nombre de nous répondre. 

Pour une entreprise, l’obtention d’une commande d’un leader mondial de l’aéronautique peut créer un levier débouchant sur de nouvelles compétences et de nouveaux marchés. Les mandats vont avec un formidable transfert de technologie provenant de Lockheed Martin. Ce type de contrat a parallèlement une grande valeur en tant que référence et dope l’attractivité de la firme prestataire car il atteste que son savoir-faire répond aux exigences les plus élevées sur le marché. Sans oublier bien sûr les créations d’emplois occasionnées par de tels mandats.

«Notre souci est évidemment que les commandes se répartissent équitablement entre les différentes régions linguistiques du pays, indique Philippe Zahno, Secrétaire du Groupe romand pour le matériel de Défense et de Sécurité (GRPM). Nous tenons en outre à ce que les plus petites PME soient prises en considération au côté des grands groupes bien installés. Armasuisse a spécifié ces aspects dans son programme.»

Les entrepreneurs doivent se profiler

Dans la pratique, décrocher de tels mandats n’a rien d’une sinécure. «Il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus. Les compétences exigées sont extrêmement élevées», constate Philippe Zahno. Les industriels doivent se profiler à chaque occasion et mettre à profit toutes les rencontres avec les commanditaires pour souligner leurs compétences. Directeur romand de Swissmem, l’association faîtière de l’industrie des machines, Philippe Cordonier renchérit: «La signature de contrats pour des offsets est le résultat d’années de réseautage.»

Du côté des PME, les patrons et les équipes techniques se heurtent souvent à des obstacles d’ordre trivial. La langue, d’abord. Ces professionnels ne maîtrisent pas toujours l’anglais, qui est l’idiome de Lockheed Martin. Ces firmes disposent également de moyens financiers plus restreints pour la communication et le marketing. Le GRPM et Swissmem affirment jouer leur rôle d’entremetteur, tout en ayant conscience de leurs propres limites. Car, de l’avis des organismes comme des entreprises, c’est aux sociétés elles-mêmes de marquer les points décisifs.

Des contrats sous haute surveillance

Les instances politiques gardent quant à elles un œil attentif sur ce programme. Car le sujet est chaud. La hauteur des commandes compensatoires a été un thème très chahuté. Cette question a fait l’objet d’une haute lutte entre les différentes forces politiques du Parlement. Philippe Cordonier rappelle que la proportion de la compensation, arrêtée à 60% de la valeur du contrat total, a fait l’objet de six allers et retours entre les deux Chambres fédérales, en 2019. L’attribution des mandats va donc faire l’objet d’une haute surveillance. 

«Les transactions offset sont soumises à un contrôle strict et transparent. Dès que des contrats sont conclus avec Lockheed Martin, les entreprises sont répertoriées dans le Registre des affaires compensatoiresLien externe, accessible au public», souligne Jacqueline Stampfli.

Le contrôle du processus est du ressort de la Commission de gestion (CDG) du Conseil des États (Chambre haute du Parlement). «À la suite de l’achat des FA-18, il y a près de trente ans, les compensations n’avaient été que très partielles par rapport aux chiffres annoncés», pointe Charles Juillard, sénateur centriste et membre de la CDG du Conseil des États. «C’est pourquoi au sein de la Commission, nous avons voulu mettre la pression dès le départ. Nous veillerons à une répartition géographique équitable des mandats et à ce que les commandes effectives atteignent bien les montants promis.»

Les affaires compensatoires à l’achat de matériel militaire à l’étranger constituent une pratique largement répandue à l’international. En raison notamment de la hauteur des montants impliqués, cette pluie de retombées financières fait fréquemment l’objet de polémiques.

La Belgique s’est ainsi portée acquisitrice de F-35A en 2018, une date qui fait d’elle le premier pays européen à avoir choisi cet avion. En 2020, le journal bruxellois L’ÉchoLien externe titrait: «La Belgique a-t-elle fait preuve de naïveté lors de l’achat du F-35?» Les contreparties promises sont en effet restées bien en deçà des attentes. Le groupe américain a mis en avant l’argument du «secret militaire» pour limiter les mandats. Quant à la Pologne qui a acheté des F-35A en 2020, elle a renoncé aux compensations convenues car les conditions proposées par Lockheed Martin lui ont paru insuffisantesLien externe.

Article édité par Virginie Mangin

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