La lutte mondiale contre le tabac bute sur les ingérences de l’industrie, dont la Suisse reste l’épicentre
La COP11 de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT) s’est achevée samedi à Genève. À ce jour, la Suisse n’a pas ratifié la convention et reste l’un des pays les plus perméables à l’influence des cigarettiers.
En tant que siège de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), Genève est actuellement la capitale mondiale de la lutte contre le tabagisme. La onzième session de la Conférence des Parties (COP11) à la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabacLien externe (CCLAT) s’est achevée le 22 novembre après six jours de délibérations. Les parties au Protocole pour éliminer le commerce illicite des produits du tabac se réunissent encore cette semaine.
La Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT) engage ses parties à mettre fin à «l’épidémie mondiale de tabagisme». Le traité fournit un cadre juridique et un ensemble de mesures de lutte antitabac. Les mises en garde sanitaires illustrées sur les paquets de cigarettes, les lois interdisant de fumer et les hausses des taxes sur les produits du tabac en sont quelques exemples.
La Convention compte 183 Parties. La Suisse l’a signée en juin 2004, mais jamais ratifiée.
La CCLAT fête en 2025 ses vingt ans d’existence. Elle est le premier traité négocié sous les auspices de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et l’un des traités des Nations Unies les plus largement adoptés de l’histoire.
«Plusieurs décisions-clés ont été adoptées» au cours de cette COP11, a annoncé Andrew Black, chef par intérim du Secrétariat de la CCLAT, lors de la conférence de presse de clôture. «Ces décisions vont renforcer la mise en œuvre du traité, (…) contribueront à sauver des millions de vies dans les années à venir et à protéger la planète des dommages environnementaux causés par le tabac», a-t-il déclaré.
Parmi elles, des mesures ciblant la pollution environnementale provoquée par les déchets des produits du tabac et de leurs dérivés, ou encore l’interdiction des produits du tabac et des cigarettes électroniques dans l’ensemble des locaux des Nations Unies. L’importance du financement des programmes nationaux de lutte antitabac a aussi été réaffirmée.
Une COP sous influence
Reste que faute de parvenir à un consensus dans le délai imparti, deux points de l’ordre du jour ont dû être reportés à la COP12, prévue en 2027 en Arménie. Ces points concernaient l’obligation pour les pays de mettre en place des mesures de lutte contre l’addiction à la nicotine, et de les protéger contre les intérêts de l’industrie du tabac et ses «allégations sanitaires fallacieuses sur la réduction des effets nocifs», a expliqué Kate Lannan, juriste principale au Secrétariat de la CCLAT.
Elle faisait référence ici aux arguments développés par les géants du tabac selon lesquels un produit de tabac chauffé, pour prendre cet exemple, serait moins néfaste pour la santé qu’une cigarette. «L’industrie du tabac (…) fournit des informations à travers sa propre perspective commerciale, qui sont complètement incompatibles avec le droit humain à la santé ainsi qu’avec la Convention», a souligné la Dre Reina Roa, présidente de la COP.
Pour la CCLAT, «l’ingérence incroyable de l’industrie du tabac» reste l’un des principaux obstacles à la mise en œuvre d’un contrôle du tabac véritablement efficace à l’échelle globale, a renchéri Andrew Black. Il a ajouté que l’industrie du tabac s’était particulièrement intéressée à cette COP et que des tentatives d’influencer les négociations avaient été rapportées.
«Nous pouvons constater que de nombreuses délégations ont probablement été briefées [par l’industrie], a indiqué un membre d’une délégation nationale de l’Union européenne au site EuractivLien externe. Elles répètent les mêmes arguments, parfois mot pour mot.»
Dès l’ouverture de la COP11, plusieurs petits pays ont relayé les arguments de «réduction des risques» promus par les fabricants, lit-on dans cet article.
Une industrie influente partout dans le monde
Les tactiques d’ingérence des cigarettiers ne reculent pas dans le monde, au contraire. Elles seraient de plus en plus agressives, d’après l’édition 2025 du Global Tobacco Industry Interference IndexLien externe (indice mondial d’interférence de l’industrie du tabac).
Publié mi-novembre, le rapport indique que les fabricants ont tenté d’interférer activement dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques, en approchant des décideurs de nombreux pays avec des promesses d’investissement et d’emploi, des voyages tous frais payés pour visiter leurs installations ou encore des initiatives de responsabilité sociale.
Beaucoup de gouvernements cèdent à la pression. L’influence du secteur s’est renforcée dans près de la moitié (46) des 100 pays évalués par l’indice. Un peu plus d’une trentaine ont progressé, et seulement 18 ont adopté de nouvelles mesures ou renforcé la mise en œuvre des mesures existantes pour s’en prémunir.
La Suisse en queue de peloton
Et, en la matière, la Suisse fait figure de cancre. Elle obtient le deuxième score le plus élevé, soit l’avant-dernière place. Seule la République dominicaine fait pire. Et son score n’a fait que se dégrader, passant de 92/100 en 2021 à 95 en 2023, pour s’établir à 96 en 2025.
Pour expliquer ce si mauvais résultat, il faut d’abord préciser que, bien qu’elle héberge le siège de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, la Suisse elle-même compte parmi la poignée de pays n’en faisant pas partie. Elle n’est donc contrainte par aucun engagement international.
Bien qu’elle ait signé la CCLAT en 2004, elle ne l’a jamais ratifiée, faute de parvenir à se mettre en conformité avec ses exigences. Alors que les professionnels de santé réclament cette ratificationLien externe, les milieux économiques, eux, s’y opposentLien externe.
Le siège des géants du tabac
Car l’industrie du tabac est un poids lourd de l’économie en Suisse. Le pays alpin abrite depuis de nombreuses années les sièges de trois des géants mondiaux du secteur: Philip Morris International (PMI), British American Tobacco (BAT) et Japan Tobacco International (JTI), mais aussi d’autres acteurs comme Oettinger Davidoff et Villiger Söhne.
Ces sites sont d’importants pourvoyeurs à la fois de recettes fiscales et d’emplois. Leurs locaux, en particulier le site ultra-moderne de recherche et développement de PMI à Neuchâtel, font régulièrement l’objet de visites sponsorisées de décideurs d’autres pays, lit-on dans le rapport du Global Tobacco Industry Interference Index.
De nombreuses ramifications politiques
Forte de sa contribution économique, l’industrie du tabac est aussi très bien connectée dans les cercles politiques helvétiques. La porosité notoire entre les deux mondes est la raison principale du mauvais classement de la Suisse, comme nous le développions déjà dans l’article ci-dessous, en 2022.
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La Suisse est l’un des pays où le lobby du tabac est le plus influent
«Il existe un nombre remarquablement élevé de liens directs entre le Parlement et le lobby du tabac», affirme LobbywatchLien externe, une organisation spécialisée dans la surveillance des groupes d’intérêts en Suisse, qui a contribué à l’indice d’interférence de l’industrie du tabac.
Selon ses recherches, une trentaine de membres du Parlement entretiennent des relations directes ou indirectes avec la branche, parmi lesquels des élus siégeant dans les commissions chargées de la réglementation du tabac, dont les délibérations sont tenues secrètes. Plusieurs parlementaires ont remis à des représentants de l’industrie leurs badges d’accès aux espaces réservés du Parlement fédéral, en toute légalité.
Le système suisse autorise les parlementaires à être rémunérés par divers groupes et organisations privés, parallèlement à leurs fonctions électives. Ces liens d’intérêts doivent être déclarés, mais pas le montant des rémunérations.
Ces règles diffèrent de celles qui régissent le lobbying au Parlement européen. L’industrie du tabac y mène aussi un lobbying actif, et légal. Mais les lobbyistes doivent s’inscrire au Registre de transparenceLien externe et déclarer par exemple le montant et l’objet de leurs activités de lobbying, ou encore la liste de leurs rendez-vous. Les versements d’argents aux eurodéputés n’y sont pas considérés comme du lobbying, mais comme de la corruption.
Un faible contrôle du tabac
Tandis qu’en Suisse, rien n’empêche l’industrie du tabac de financer des candidatures ou des partis (les partis de droite UDC et PLR ont d’ailleurs touché de l’argent de PMI lors des élections fédérales 2023), ni de participer à l’élaboration des politiques.
Lobbywatch estime que «l’influence du lobby du tabac dans le processus législatif s’est clairement manifestée lors de la mise en œuvre de l’initiative populaire ‘Enfants sans tabac’». Un texte accepté en 2022, exigeant l’interdiction de la publicité pour les produits du tabac destinée aux enfants et aux jeunes, et qui constituait à l’époque l’une des premières mesures de régulation notable depuis des années. Certaines dispositions centrales en ont été «édulcorées», affirme Lobbywatch.
Pour le Global Tobacco Industry Interference Index, tout cela se reflète dans «la faiblesse des lois suisses en matière de lutte contre le tabagisme». Selon le dernier classement de l’«échelle de contrôle du tabac» (Tobacco Control Scale) qui remonte à 2021, la Suisse est le pays du continent européen régulant le moins le tabac après la Bosnie-Herzégovine.
Relu et vérifié par Virginie Mangin
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