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Les musulmans français craignent le «vent suisse»

Dans la mosquée de Bordeaux, lors de la prière du vendredi. AFP

De Lyon à Bordeaux, des personnalités de l'islam de France redoutent l'impact indirect du vote helvétique sur la pratique religieuse et le dialogue avec les autorités. Dimanche, le peuple suisse a décidé d'interdire la construction de minarets par 58% des voix.

«Plus on ignore, plus on a peur. La preuve: c’est dans les endroits de Suisse où les musulmans sont les moins nombreux que la population a voté en masse contre les minarets», note Tareq Oubrou, l’imam de Bordeaux. Considéré par le philosophe Jean-Claude Guillebaud comme un «homme des Lumières, intégré à la vie française», et même comme un défenseur de l’«islam européen» (La Tribune de Genève) – Oubrou voit dans le vote suisse un «symptôme». Un nuage noir dans «une météo déjà chargée en Europe». «Le continent, qui se sent menacé par l’Asie et le Moyen-Orient, se droitise. Il a besoin de marqueurs identitaires.»

La place du communisme

Tareq Oubrou considère le «repli» helvétique avec philosophie. «L’islam a pris dans beaucoup d’esprits la place du communisme. Il faut bien un fléau. Le péril vert remplace le rouge. Mais c’est un islam inconscient, irrationnel, loin de la réalité.»

Ce contexte européen «troublé», les musulmans doivent le prendre en compte, estime le théologien enraciné dans la réalité française, auteur de «Profession imam» (éditions Albin Michel). «Il faut rassurer les citoyens européens.» Le minaret? «Ce n’est pas une obligation canonique. Même dans les pays musulmans, l’appel à la prière ne se fait plus du haut du minaret, mais avec des hauts parleurs.»

Le projet de grande mosquée à Bordeaux, que Tareq Oubrou a contribué à façonner, ne prévoit d’ailleurs pas de minaret. Abandon? Recul? «Non. Un minaret, dressé dans le ciel, peut prendre un air de défi, de conquête. Pourquoi attiser les craintes?»

Une perche tendue aux populistes français

Une attitude pragmatique que l’on retrouve chez de nombreux responsables musulmans, habitués à composer avec les peurs locales, à négocier avec les autorités la taille et la physionomie des mosquées. Chez ces hommes de terrain, le vote suisse constitue un «mauvais signe». Un geste de fermeture. Une perche tendue aux «démagogues» et autres populistes français.

Lundi, le parti du président Sarkozy UMP a rebondi sur la décision helvétique. «Faut-il des minarets au sommet des salles de prière? Je n’en suis pas sûr», a ainsi affirmé le porte-parole de l’UMP, Dominique Paillé. Lequel estime que les clochers chrétiens, parce qu’ils existaient avant la République laïque, auraient aujourd’hui davantage de légitimité que les minarets.

«La vérité, note Tareq Oubrou, c’est que l’islam contribue à la désécularisation de l’Europe, au retour du spirituel. Et certains responsables politiques ne l’acceptent pas.»

Président du Conseil régional du culte musulman pour la région Rhône-Alpes, Azzedine Gaci est «déçu et scandalisé» par le vote helvétique. «Ce qui est aberrant dans cette affaire, ce n’est pas tant la réponse de la population – les Français, s’ils étaient consultés, ne voteraient malheureusement pas autrement – que le fait même de poser la question», déplore ce responsable régional du culte musulman.

Musulmans modérés affaiblis

«Je sors d’une semaine de dialogue entre catholiques et musulmans. Ce genre de vote ne fera qu’affaiblir la position des musulmans modérés. C’est navrant!»

«Laissez-nous vivre notre religion en paix!», supplie M. Gaci. «A chaque fois que les musulmans demandent de pratiquer leur religion, les politiques brandissent l’arme de la laïcité, déplore-t-il.

Azzedine Gaci fait le compte des minarets dans sa région Rhône-Alpes: «Moins d’une dizaine, pour un total de quelque 170 mosquées et lieux de culte.» Le rhodanien est familier de ces négociations délicates avec les autorités locales: sur la taille de la mosquée, sur la hauteur du minaret. Chez lui, à Villeurbanne, la mosquée, construite sur un ancien terrain de l’église catholique, dispose d’un petit minaret de huit mètres de haut. «Il faut le chercher pour le trouver!»

«Le minaret, c’est la touche finale, la petite référence musulmane dans un paysage occidental.» C’est aussi, estime M. Gaci, le signe d’un islam visible. Donc pas caché. Et moins propice à un islam clandestin et radical. «Il y a un vrai manque de mosquées en France. L’Allemagne compte 3000 lieux de culte pour 3 millions de musulmans, la France moins de 2000 pour 6 millions de musulmans. A chaque fois pourtant, il faut se battre.»

Mathieu van Berchem, Paris, swissinfo.ch

Jean-Claude Guillebaud: «L’islam nous interpelle par sa visibilité. Les musulmans arrivent dans des pays sécularisés où l’on s’est habitué à considérer les religions comme des survivances archaïques. Eux n’ont pas ce point de vue. Ils réintroduisent plutôt une dimension religieuse dans nos sociétés (…) Mais qu’on le veuille ou non, le rapprochement des cultures est en marche. On assiste à la naissance progressive d’un islam européen, appelé à rayonner sur l’ensemble du monde musulman.» (La Tribune de Genève)

Daniel Cohn-Bendit: «La Suisse montre un phénomène inquiétant qui est que l’angoisse des Européens face à l’islam tourne à la paranoïa. Dans les années à venir, la question de la laïcisation de l’islam va être au cœur de nos débats», prédit le député européen écologiste. Mais il estime que «le problème se règlera avec l’affirmation d’un Islam européen».

Combien? La Suisse compte entre 350’00 et 400’000 musulmans. soit entre 4,5 et 5,2% de la population, alors qu’il étaient 0,3% en 1970. L’islam est donc la troisième religion du pays, loin toutefois derrière le catholicisme et le protestantisme.

Une communauté peu homogène. Essentiellement turque dans les années 1970, elle est devenue majoritairement ex-yougoslave en 2000 (56% des musulmans sont originaires des Balkans). Au total, une centaine de nationalités y sont représentées.

4 minarets. Il y a 130 centres islamiques en Suisse. Quatre mosquées sont munies d’un minaret (Genève, Zurich, Wangen et Winterthur). Un cinquième a reçu une autorisation de construire à Langenthal (Berne), contre laquelle un recours a été déposé.

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