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Moritz Leuenberger reste zen face aux catastrophes

Moritz Leuenberger était président de la Confédération en 2001, «annus horribilis». Keystone

Après le 11 septembre 2001, la Suisse a aussi eu son lot de catastrophes: tuerie au parlement de Zoug, Grounding de Swissair, accident routier au Gothard et crash de Crossair. Moritz Leuenberger, ancien président de la Confédération, revient sur cette série noire.

Le socialiste Moritz Leuenberger (65 ans) a été de 1995 à 2010 membre du gouvernement fédéral de la Suisse. Durant ces 15 années, il a dirigé le Département fédéral (ministère) de l’Environnement, des Transports, de l’Energie et de la Communication. En vertu du système de présidence tournante, il a occupé en 2001 et en 2006 le poste de président de la Confédération.

swissinfo.ch: A l’automne 2001, vous étiez président de la Confédération. Comment avez-vous vécu cette suite d’événements tragiques ?

Moritz Leuenberger: Pour moi, en tant que président, ça été un gros défi politique, que j’ai voulu assumer. Pour chacun de ces malheurs, j’ai compris quelles exigences il me posait en tant que représentant politique.

Chacun de ces malheurs, et plus encore leur cumul, a laissé beaucoup de gens sans voix et démunis. Et dans une telle situation – même dans une démocratie directe comme la Suisse -, on attend du président une présence symbolique, qui puisse exprimer les sentiments des gens en leur nom.

swissinfo.ch: Un rôle de père qui réconforte en quelque sorte ?

M.L.: Ça peut sonner paternaliste, mais c’est bien ça. Les gens ont des sentiments forts, mais ils n’arrivent pas toujours à y mettre des mots et ils souhaitent que quelqu’un le fasse pour eux. Et pour ça, il faut une figure qui les représente.

swissinfo.ch: Vous est-il arrivé de penser à l’époque que tout ça n’était pas vrai ?

M.L.: Les images de New York ont vraiment éveillé un doute en moi. On aurait dit de la science-fiction. Et le cumul des événements m’a finalement amené à me demander publiquement si cela allait jamais s’arrêter. Une partie des médias me l’a reproché, et jugé cette attitude non professionnelle. Mais beaucoup de gens pensaient exactement la même chose et ils étaient bien contents de l’entendre.

swissinfo.ch: Dans cette suite d’événements effrayants, quel est celui qui vous a particulièrement touché ?

M.L.: Personnellement, c’est l’attentat de Zoug. Quand je suis arrivé sur les lieux, il y avait encore du sang sur le sol et les cadavres étaient allongés à côté. C’étaient des parlementaires, et j’en connaissais certains. Ça a été une attaque contre notre démocratie parlementaire directe.

swissinfo.ch: Les victimes de Zoug vous ont donc davantage touché que les milliers de morts aux Etats-Unis ?

M.L.: Je crois que c’est une réaction tout à fait humaine. Un drame près de chez soi, avec des victimes que l’on connaît, nous remue plus qu’un drame de l’autre côté de l’océan. Et en disant cela, je ne désavoue pas nos amis aux Etats-Unis.

swissinfo.ch: Quelles conséquences a eu l’attentat de Zoug? Est-ce qu’on peut dire qu’il a changé quelque chose en Suisse ?

M.L.: Le gouvernements cantonal a analysé le comportements du tueur et ses motivations, afin de minimiser les risques d’un autre massacre. Et il a créé un poste d’ombudsman pour les citoyens mécontents. C’était une manière de prendre ses responsabilités. Il y a eu également des conséquences sérieuses dans le domaine de la sécurité. Pas mal de cantons, et aussi la Confédération, ont renforcé les mesures de sécurité pour l’accès à leurs parlements.

swissinfo.ch: Pour la Confédération, ça a pris du temps…

M.L.: A la Confédération, les moulins tournent toujours particulièrement lentement. En fait, ça a pris deux ans. Et il est intéressant de noter que la question a été controversée. Le gouvernement n’a adopté le renforcement des mesures que par une courte majorité. Ça montre que plus un événement s’éloigne dans le temps, plus la conscience sécuritaire s’émousse, même au plus haut niveau politique.

swissinfo.ch: Ensuite, il y a eu le Grounding de Swissair. Ici, pas de morts, mais tout de même une sorte de traumatisme national, non ?

M.L.: C’est juste, mais si l’on regarde en arrière sur cet automne 2011, cela me dérange de placer le Gounding dans la liste des catastrophes humaines. L’histoire de Swissair étaient d’une certaine manière complétement différente. Je l’ai d’ailleurs abordée à l’époque avec beaucoup plus de distance. J’étais d’avis que la Confédération ne devait pas soutenir Swissair, mais le Grounding m’a fait changer d’avis. J’ai réalisé à ce moment ce que la faillite de la compagnie aurait coûté en places de travail, et pas seulement pour Swissair, aussi pour toutes les entreprises qui travaillaient avec elle. Parfois, la réalité vous ouvre les yeux et fait mentir vos représentations idéologiques.

swissinfo.ch: Puis sont venus l’incendie dans le tunnel du Gothard et le crash de Bassersdorf. Ces accidents relevaient aussi de domaines couverts par votre ministère. Qu’est-ce qui vous est passé par la tête dans ces moments ?

M.L.: Pour le Gothard, il s’agissait d’un risque que nous avions tous pris en compte, et que nous prenons encore en compte. C’est quelque chose qu’il faudrait dire une fois sans détour. Les conséquences d’un tel accident ont déjà été testées plusieurs fois. Les équipes de secours ont maîtrisé la situation de manière très professionnelle, parce qu’elles étaient préparées à un tel cas.

Un accident d’avion comme celui de Crossair fait aussi partie des risques de notre mobilité. Dans ce cas, il y a eu des erreurs, même si la justice a conclu à l’acquittement. Il ne m’appartient pas de juger, mais il reste des reproches sur l’estimation que le pilote a fait de la situation.

swissinfo.ch: Les accidents sont inhérents à une société du risque. Croyez-vous néanmoins que l’on puisse établir un lien entre ces différents événements ?

M.L.: En tout cas, à l’époque, je me suis demandé s’il n’y avait pas un rapport entre le 11 septembre et l’attentat de Zoug. Peut-être que les images passées en boucle des tours en feu et de ces gens qui sautaient par les fenêtres a pu faire tomber une barrière chez un malade comme le tueur de Zoug. Cet homme était un partisan frustré des droits politiques.

Pour autant, je n’ai pas succombé à la tentation de faire un lien avec la politique agressive d’un certain parti populiste. C’eût été trop facile. Quoi qu’il en soit, nous ne devons pas avoir peur de ce débat. Il est clair que la récente tuerie en Norvège a réveillé le souvenir de Zoug. Et là-bas aussi, cette discussion a lieu.

swissinfo.ch: On dit souvent que les malheurs aident aussi à souder une société. Avez-vous constaté quelque chose de pareil ?

M.L.: Clairement. Et particulièrement dans le cas de Zoug. J’ai trouvé cette détermination en rendant visite aux survivants. Mais cette volonté de resserrer les rangs s’est aussi propagée dans tout le pays.

swissinfo.ch: Vous avez dû alors adresser beaucoup de condoléances. Comment fait-on dans ce cas pour trouver les mots justes ?

M.L.: Il faut se préparer de manière professionnelle. On ne peut pas simplement laisser parler ses tripes, car les sentiments qui bouillonnent en soi sont trop forts. Pendant que je roulais vers Zoug après la tuerie, j’ai par exemple parlé au téléphone avec un psychiatre de mes amis. La consternation et la compassion seules ne suffisent pas.

swissinfo.ch: 10 ans après cette terrible année 2001, catastrophes et événements bouleversants continuent à marquer le monde. Que l’on pense seulement au tsunami, à Fukushima, aux révoltes dans le monde arabe et à leurs cortèges de victimes ou à la sécheresse dans la Corne de l’Afrique. Au point que nombre de personnes ne veulent plus entendre les nouvelles ou refoulent ces tragédies. Comprenez-vous ces comportements ?

M.L.: Je crois qu’on doit faire une différence entre les gens qui voient les choses de leur point de vue de victimes potentielles et les responsables politiques. Qui veut vivre heureux ne peut pas passer son temps à penser à une catastrophe, au risque de virer à la névrose. Je le comprends lorsque des gens sont touchés par un malheur, mais il faut savoir aussi reprendre de la distance.

Il n’en va pas de même pour les responsables politiques. Eux doivent tirer des conséquences, comme nous l’avons fait dans le cas du dispositif de sécurité au Palais fédéral. Les politiciens ne doivent pas ignorer les risques, mais au contraire travailler à les éliminer systématiquement.

11 septembre. Les attentats-suicide les plus meurtriers de l’histoire font près de 3000 morts lorsque des avions s’écrasent sur les tours jumelles du World Trade Center à New-York et le bâtiment du Pentagone à Washington. Un quatrième appareil détourné s’écrase dans un champ.

27 septembre. Un forcené, citoyen en perpétuel conflit avec les autorités, pénètre dans le parlement du canton de Zoug et abat 14 personnes avant de se donner la mort.

2 octobre. Tous les avions de Swissair restent cloués au sol dans le monde entier. La compagnie nationale est en cassation de paiement. C’est ce qu’on nommera le Grounding.

24 octobre. La collision entre deux camions dans le tunnel du Gothard provoque un incendie, qui tue 11 personnes.

24 novembre. Venant de Berlin, un avion de la compagnie régionale Crossair (filiale de Swissair) s’écrase près de Bassersdorf, durant son approche de l’aéroport de Zurich. 24 des 33 passagers et membres d’équipage sont tués.

Traduction de l’allemand: Marc-André Miserez

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