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Minarets: les villes suisses affichent leur division

Keystone

Plusieurs municipalités suisses ont décidé d'interdire l'affiche anti-minarets avant la votation du 29 novembre. Une mesure forte qui est loin d'être courante en Suisse. Etayée selon les cas sur un règlement ad hoc ou sur la volonté de préserver la paix publique, elle touche en effet à la liberté d'expression.

Bâle-Ville a donné le coup d’envoi début octobre. Et de nombreuses autres villes ont suivi. A Lausanne, Fribourg, Neuchâtel ou encore Yverdon, on ne verra donc pas l’affiche du Comité d’Egerkingen qui montre un drapeau helvétique parsemé de minarets et une femme en burqa au regard menaçant.

Par contre, le canton du Jura, les villes valaisannes, ainsi que Zurich, Genève, Bienne, La Chaux-de-Fonds, Lucerne, Schaffouse, Zoug ou Bellinzone ont décidé d’en autoriser la pose.

D’autres municipalités encore, à l’instar de Berne ou de Moutier, se sont dites opposées à l’affiche. Mais à l’interdiction pure et simple, elles ont préféré une recommandation à la Société générale d’affichage afin que celle-ci renonce au placardage.

Composé en majorité de représentants de l’Union démocratique du centre (UDC/droite conservatrice), le Comité d’Egerkingen, qui est à l’origine de l’initiative anti-minarets, a de qui tenir en matière de communication politique. Comme lors des précédentes campagnes de l’UDC, la polémique est cette fois à nouveau au rendez-vous.

«Le but est toujours le même: provoquer un débat public dans les parties rédactionnelles des médias. C’est une manière de lancer une campagne en économisant de l’argent», souligne le politologue Georg Lutz.

Liberté d’opinion «excessive»

Cette fois, le débat a poussé les autorités de certaines villes à adopter des mesures volontaristes. Sur le fond, elles sont toutes à l’unisson pour rejeter le message véhiculé par le placard. «Discriminatoire», «infamante», «haineuse et irrespectueuse», l’affiche a été condamnée d’autant plus fermement que la Commission fédérale contre le racisme (CFR) – à qui certaines villes avaient demandé une évaluation – a estimé début octobre qu’elle pouvait «menacer la cohésion sociale et la paix publique.»

Sur la forme, les municipalités ont cependant pesé les intérêts différemment. A Lausanne par exemple, c’est l’intention de poser des limites et de préserver la paix sociale qui s’est imposée. Le municipal Olivier Français est allé jusqu’à déclarer qu’il fallait «mettre un stop à une liberté d’opinion devenue excessive.»

A Zurich en revanche, l’affichage a été autorisé afin justement de respecter la liberté d’opinion politique. Tout comme à Genève, où pourtant le maire Rémy Pagani avait déclaré qu’il «est du devoir des autorités de mettre un rempart face aux dérives possibles.»

Des divergences de vue que déplore le politologue Ahmed Benani. A ses yeux, ce «cafouillage» est l’expression de la «malgouvernance de ce pays» et il aurait pu être empêché si «le Conseil fédéral avait pris ses responsabilités en n’admettant pas ce texte incitatif à la haine.» Tout en précisant qu’il était favorable à la publication des caricatures de Mahomet, il estime dans ce cas que la décision des villes qui ont choisi d’interdire les affiches anti-minarets se justifie.

«Cette fois, il ne s’agit pas de la caricature d’une figure prophétique ou d’une moquerie du sacré, mais d’une atteinte aux libertés individuelles et collectives de tout un corps social qui vit dans un pays garant entre autres de la liberté de conscience. Derrière l’histoire des minarets il y a une tendance fascistoïde et xénophobe à laquelle il faut dire ‘non’.»

Cabaret et libre-pensée

A l’inverse, pour l’Association des Juristes démocrates de Suisse, l’interdiction de cette affiche est une fausse bonne idée. «Il ne fallait pas se lancer dans une discussion pour savoir s’il valait la peine d’interdire ou non. C’est un aveu d’impuissance. Les villes auraient plutôt dû lancer une contre-campagne et en profiter pour sensibiliser à la diversité religieuse», indique sa secrétaire générale Catherine Weber.

En fait, il est plutôt rare qu’une affiche politique soient interdite en Suisse. Dans les années 1930, où la communication politique était autrement plus agressive qu’aujourd’hui, des placards qui détournaient le slogan nazi «Ein Volk, ein Reich, ein Führer» pour lutter contre le Code pénal fédéral avaient par exemple été prohibés dans certains cantons.

En principe, ce sont les Exécutifs des villes et des villages qui prennent la décision d’interdire une affiche qu’ils jugent litigieuse. Parfois, comme c’est le cas à Bâle-Ville, les communes disposent d’une base légale ad hoc qui mentionne explicitement l’interdiction de la publicité raciste, discriminatoire ou blessante.

Lausanne par exemple a déjà interdit des publicités trop suggestives pour un cabaret. Quant à Zoug ou à Lucerne, les autorités y ont censuré la campagne de l’Association suisse des libres-penseurs qui proclamait «Dieu n’existe probablement pas. Cesse de t’en faire et profite de la vie».

Nécessaire à la démocratie

Sur le plan juridique, les tribunaux ont plutôt tendance à considérer que, dans la mesure où elles contribuent au processus de formation des opinions avant une votation, les affiches politiques sont un rouage nécessaire au fonctionnement de la démocratie. La CFR elle-même a précisé qu’en l’état actuel de la jurisprudence, l’affiche du Comité d’Egerkingen ne tomberait probablement pas sous le coup de la norme pénale contre le racisme.

De son côté, le comité d’initiative a déjà annoncé son intention de réagir devant les tribunaux. Soit par voie de recours contre l’interdiction d’affichage, soit par voie de plainte pour entrave à la liberté d’expression.

Un scénario sur lequel le Tribunal fédéral (TF) a déjà donné raison à l’UDC. Statuant sur l’affiche de la section valaisanne du parti pour les élections fédérales de 2007 qui montrait des musulmans en prière devant le Palais fédéral avec pour slogan «Utilisez vos têtes! Votez UDC», la plus haute Cour du pays a considéré en avril dernier que «l’importance de la liberté d’expression» prévalait sur la stigmatisation d’un groupe.

Carole Wälti, swissinfo.ch

Les affiches politiques provocantes, voire choquantes, ont une longue histoire en Suisse.

Dans les années 1920 et 1930, gauche et droite recourent à des caricatures musclées pour faire passer leur message, respectivement anti-capitaliste ou anti-communiste.

Des votations telles que celles portants sur le suffrage féminin(1959, 1971) ou sur la norme pénale anti-racisme (1994) ont donné lieu à des affiches dont le caractère a pu être jugé discriminatoire.

Depuis une dizaine d’années, l’UDC (droite conservatrice) a ravivé la tradition de l’affiche politique sujette à controverses.

Elle compte à son actif les mains noires qui s’emparent de passeports suisses (votation sur la naturalisation facilitée, 2004), le mouton noir expulsé du sol helvétique (initiative «pour le renvoi des criminels étrangers», 2007) ou les corbeaux qui déchiquètent la Suisse (votation sur l’extension de la libre-circulation à la Roumanie et à la Bulgarie, 2009).

Votation. Les Suisses se prononcent le 29 novembre sur une initiative contre la construction de minarets.

Interdiction. Ce texte veut inscrire dans la Constitution fédérale la phrase suivante: «La construction de minarets est interdite.»

Construction. La discussion avait été lancée par plusieurs demandes de permis de construire de minarets en Suisse alémanique. Les habitants ont lancé des pétitions pour s’y opposer.

Islamisation. L’Union démocratique du centre (UDC/droite conservatrice) et l’Union démocratique fédérale (UDF/droite chrétienne) ont lancé l’initiative populaire fédérale en mettant en garde contre une «islamisation rampante» de la société.

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