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Multinationales et droits humains: le débat continue

Manifestants
L'activité des multinationales fait souvent l'objet de vifs débats. Ici, une manifestation lors de l'assemblée générale de Glencore à Zoug en mai 2018. © Keystone / Alexandra Wey

Les multinationales basées en Suisse doivent-elles répondre de leurs actes à l’étranger? Le Conseil des Etats (Chambre haute) devrait discuter ce jeudi pour la deuxième fois d’une révision législative visant à réglementer la responsabilité des entreprises qui violeraient les droits humains ou porteraient atteinte à l’environnement. La proposition fait suite à une initiative populaire.

Travail des enfants dans les plantations de cacao, pollution des nappes phréatiques par des activités minières, déplacement des populations autochtones pour faire place aux monocultures de palmiers à huile, déforestation: les activités des multinationales qui violent les droits humains ou portent atteinte à l’environnement dans le monde sont souvent sous le feu des projecteurs.

Les Nations Unies (ONU) ont aussi discuté longuement de la question. En 2011, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a adopté les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’hommeLien externe, qui demandent aux Etats d’assurer, par des mesures volontaires et des règles contraignantes, le respect de normes internationales par les entreprises. En Suisse, siège de nombreuses multinationales et en particulier de grandes entreprises actives dans le commerce des matières premières, la question est à l’agenda politique depuis longtemps.

Après les réticences du parlement suisse à adopter des mesures contraignantes en la matière, une coalition d’Organisations non-gouvernementales (ONGLien externe) a lancé en 2015 une initiative populaire dénommée «pour des multinationales responsables»Lien externe, qui demande d’introduire une obligation de «diligence raisonnable» en matière de droits humains et de protection de l’environnement et qui établit la responsabilité civile des entreprises suisses pour les activités des sociétés qu’elles contrôlent à l’étranger.

Cependant, la responsabilité tombe si les entreprises peuvent démontrer qu’elles ont respecté l’obligation de diligence, c’est-à-dire qu’elles ont pris toutes les précautions nécessaires pour éviter les dégâts.

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En 2017, le gouvernement suisse a invité le ParlementLien externe à refuser l’initiative sans contre-projet, c’est-à-dire sans proposer de modification alternative à celle formulée par l’initiative. Le Conseil national (Chambre basse) a toutefois préféré suivre sa commission des affaires juridiques, en se prononçant en 2018 pour une révision du droit de la société anonyme qui tienne compte des requêtes de l’initiative, en atténuant certains aspects.

+ Les explications de swissinfo.ch sur le contre-projet indirect du Conseil national

Le Conseil national est convaincu qu’il vaut mieux trouver un compromis capable de pousser les promoteurs de l’initiative à retirer leur proposition que risquer une campagne de votation où l’image des entreprises pourrait subir des dommages importants.

La proposition, qui représente un «contre-projet indirect» à l’initiative, a obtenu le soutien de quelques associations économiques, surtout en Suisse romande, et de quelques grands groupes actifs dans le commerce de détail. Mais elle est combattue par EconomiesuisseLien externe et SwissholdingsLien externe, qui craignent une avalanche de procès contre les multinationales suisses.

La position des deux organisations a incité, au printemps passé, la majorité du Conseil des Etats (Chambre haute) à repousser une variante du contre-projet élaborée par sa commission. Mais comme le Conseil national a réitéré son soutien au contre-projet, le Conseil des Etats est appelé à s’exprimer à nouveau sur la question le 26 septembre.

Entre-temps, la commission des affaires juridiques du Conseil des Etats a retravaillé le contre-projet indirect.Lien externe Au centre de la proposition, on trouve toujours la responsabilité des entreprises suisses pour les violations des droits humains ou des standards environnementaux par leurs filiales à l’étranger. Mais certaines modifications tiennent compte des craintes des milieux économiques.

Les organisations qui défendent les intérêts des multinationales suisses craignent que l’obligation de diligence étendue à toutes les relations d’affaires, comme prévu par le contre-projet, entraîne une responsabilité juridique même vis-à-vis des violations par des tiers. Le projet de la commission du Conseil des Etats exclut explicitement cette possibilité.

La proposition prévoit en outre une procédure de conciliation spéciale, à laquelle les parties lésées devraient se soumettre avant d’avoir recours à un tribunal. La mesure vise à éviter aux entreprises le risque de procès injustifié. La commission propose d’attribuer le rôle d’autorité de conciliation spéciale à un organe déjà existant: le Point de contact national (PCN)Lien externe, une entité sise auprès du Secrétariat d’Etat à l’économie et qui promeut l’application des Principes directeurs de l’OCDELien externe pour les entreprises multinationales.

À la Chambre haute, il n’y a pas de majorité nette sur la question de la responsabilité des entreprises. Au printemps, les sénateurs avaient refusé la proposition de leur commission par 22 voix contre 20. Dès lors, il est difficile de faire des prévisions.

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Economiesuisse et Swissholdings ont annoncé qu’elles s’opposaient également à la nouvelle version du contre-projet. Selon elles, la procédure de conciliation sur laquelle doit se prononcer le Conseil des Etats ne met pas les entreprises à l’abri de possibles dommages et elle risque de nuire au rôle de médiateur joué jusqu’à présent par le PCN.

De leur côté, les promoteurs de l’initiative «pour des multinationales responsables», qui sont aussi critiques vis-à-vis de certains points du contre-projet, ont annoncé qu’ils étaient prêts à retirer l’initiative si la proposition actuellement sur la table était approuvée. Le résultat du vote promet donc d’être serré.

Si le Conseil des Etats devait approuver le contre-projet indirect, la balle reviendrait au Conseil national puisque les versions votées par les deux Chambres présentent de nombreuses différences et qu’il pourrait y en avoir encore plus pendant le débat à la Chambre haute. Si les sénateurs devaient pencher pour le non, ceci signifierait la fin du contre-projet indirect. On irait alors probablement vers la votation populaire en 2020.

Entre temps, le Conseil fédéral a revu sa position, en annonçant en août passéLien externe qu’il voulait élaborer à son tour une proposition alternative à celle de l’initiative. Son projet va cependant beaucoup moins loin que celui débattu par les Chambres, car il prévoit seulement une obligation de rendre compte du respect des droits humains et des standards environnementaux, mais il ne prévoit pas de normes sur la responsabilité civile des entreprises.

Le gouvernement considère que sa proposition correspond aux standards internationaux. A son avis, la réglementation proposée par l’initiative et le contre-projet du Parlement iraient plus loin que celles d’autres pays et représenteraient un désavantage pour l’économie helvétique. La comparaison entre les normes de pays différents est cependant très complexe et elle ne donne pas de résultats univoques, comme démontré par une étude comparative (en allemand)Lien externe mandatée par la commission des affaires juridiques du Conseil des Etats. 

Pour corser encore un peu le tout, le sénateur libéral-radical Ruedi NoserLien externe propose via une motion d’ordre de carrément repousser le débat qui doit avoir lieu ce jeudi. L’objectif est de donner à la commission juridique compétente l’occasion «de discuter à nouveau de ce dossier à la lumière de la proposition annoncée par le Conseil fédéral», a expliqué Ruedi Noser. 

Dans un communiqué, Alliance SudLien externe, la communauté de travail regroupant plusieurs oeuvres d’entraide helvétique, dénonce pour sa part «une nouvelle manoeuvre du lobby des multinationales pour repousser la décision à une date inconnue». Quoi qu’il en soit, la discussion sur les entreprises et les droits humains pourrait occuper le Parlement suisse encore pendant quelque temps.

Traduction de l’italien: Isolda Agazzi

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