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La mafia des cigarettes face à la justice helvétique

La Suisse aurait servi de plaque tournante pour le blanchiment d'argent, issu de la contrebande de cigarettes, orchestré par la Camorra napolitaine et la Sacra Corona Unita apulienne. Un maxi-procès s'ouvre ce 1er avril devant le Tribunal pénal fédéral (TPF) à Bellinzone.

C’est la plus grosse affaire de crime organisé jamais jugée en Suisse. Non moins de neuf membres présumés de la mafia des cigarettes vont comparaitre lors de ce maxi-procès, qui doit se tenir dans la salle du Parlement, au Palazzo delle Orsoline, à Bellinzone.

Pour le ministère public de la Confédération, les prévenus sont coupables de «participation, et éventuellement de soutien à une organisation criminelle ainsi que de blanchiment d’argent».

Selon l’acte d’accusation – un document de près de 250 pages, paraphé par les procureurs Adrian Ettwein, Stefan Lenz et Lienhard Ochsner – les accusés auraient utilisé la Suisse comme plaque tournante pour recycler plus d’un milliard de dollars, fruit de la contrebande d’au moins 215 millions de cartouches de cigarettes, écoulées en Italie entre 1996 et 2000.

«Montecristo»

L’instruction, baptisée «Montecristo», retrace par le menu un trafic déployé entre la Suisse, l’Italie et le Monténégro. Selon les faits détaillés dans l’acte d’accusation, les neuf personnes qui feront face aux juges de la Cour du TPF auraient jeté les bases de la contrebande de tabac en Italie et du blanchiment d’argent au cours des années nonante.

L’enquête, débutée en mai 2003, avait conduit à des opérations de police dans quatre cantons et à l’arrestation de sept personnes. D’autres suspects ont encore été appréhendés par la suite.

Parmi les prévenus, figurent les noms de deux personnages qui ont défrayé la chronique judicaire au Tessin ces dernières années. Il s’agit de F.D.T., un consultant financier et immobilier âgé de 66 ans et de A.B., propriétaire d’un bureau de change à Mendrisio, âgé de 73 ans.

Les autres accusés sont trois Italiens V.P., P.S. et M.A.V., un Espagnol, C.L.A.G., un Français, P.R.M., un Suisse, R.R. de même qu’une Suissesse, N.S., la seule femme du groupe. Ils sont tous âgés entre 56 et 70 ans. Et à l’exception de P.S., tous sont établis en Suisse, dans les cantons du Tessin, du Jura et de Vaud. Un dixième prévenu, J.H.G, un Suisse, est décédé entretemps.

Un trafic aussi illégal que juteux

Dans son acte d’accusation, le Parquet de la Confédération relève que durant de nombreuses années, «la Suisse a servi de plaque tournante pour le réinvestissement de fonds acquis illégalement par la Camorra napolitaine et la Sacra Corona Unita des Pouilles. Une logistique ingénieuse et bien rôdée, qui a permis au marché noir italien du tabac de croître de manière florissante».

Selon les enquêteurs, l’argent de la pègre de Campanie et des Pouilles arrivait au Tessin pour être ensuite réintroduit dans le système financier légal.

L’enquête «Montecristo» a permis de mettre à jour les courriers qui passaient la frontière pour apporter des sommes colossales en espèces en Suisse. A Lugano, ces capitaux mafieux étaient versés sur les comptes de personnes et de sociétés-écrans afin de les transformer en monnaie scripturale et de les réintégrer dans le circuit financier légal.

Une fois dans le système bancaire formel – lit-on encore dans la note du Ministère public de la Confédération – les fonds étaient utilisés pour acquérir, sur le marché parallèle mondial (marché gris), des cigarettes hors taxe. Celles-ci étaient alors transportées au Monténégro, où elles étaient entreposées puis mises à la disposition des clans des organisations criminelles.

Des Balkans à la Suisse

Les fondements de cette activité se renforcent encore au début des années nonante, alors que la guerre sévit dans les Balkans. Et aujourd’hui, la région reste un carrefour privilégié entre Orient et Occident, et un point de convergence de plusieurs organisations mafieuses et trafiquants en tout genre, dont le rayon d’action tend à se renforcer et à s’étendre.

Selon les enquêteurs suisses, depuis le début des années nonante et jusqu’en 2001, la quasi-totalité des flux de capitaux générés par la contrebande de tabac, effectuée conjointement, via le Monténégro, par la Camorra et la Sacra Corona Unita, transitait immanquablement par la place financière helvétique.

«Durant cette période – précise encore le Ministère public de la Confédération – des fonds dont le montant dépasse largement le milliard de dollars américains, principalement en effectuant des investissement sur le marché noir italien du tabac, contrôlé par les organisations criminelles».

La marchandise de contrebande était transportée à bord de vedettes ultra rapides, d’une rive à l’autre de l’Adriatique, du Monténégro aux côtes apuliennes. De là, les cartouches étaient acheminées dans la région de Naples et dans les Pouilles pour y être revendues sur le marché noir, générant des gains faramineux.

Les magistrats helvétiques sont convaincu que, grâce à ce système bien rôdé et à un enchevêtrement de sociétés-écrans, les accusés «ont contribué à favoriser la réalisation de gains faramineux dans le commerce illégal des cigarettes et à consolider ainsi et de manière durable le pouvoir des organisations criminelles».

swissinfo, Françoise Gehring
(Traduction de l’italien: Nicole Della Pietra)

Neuf. Les neufs prévenus qui feront face à la Cour du Tribunal pénal fédéral (TPF) à Bellinzone, répondent de contrebande de cigarettes, via le Monténégro et à destination de l’Italie. Ils sont aussi accusés d’avoir recyclé en Suisse le fruit de cette activité de contrebande.

Scelsi. L’enquête baptisée «Montecristo» a notamment pu démarrer grâce aux impulsions données par la justice italienne, et en particulier par le procureur antimafia Giuseppe Scelsi.

Ticinogate. Grand absent du maxi-procès de Bellinzone, le Napolitain G. C., par qui était arrivé le scandale du «Ticinogate» en 2001.

. Les audiences du Tribunal pénal fédéral, qui se poursuivront jusqu’en juin (avec des interruptions), se tiendront exceptionnellement dans la salle du Grand Conseil tessinois (Parlement), au Palazzo delle Orsoline du chef-lieu tessinois.

Quand. Le procès débutera par deux premières journées les 1er et 2 avril prochains. Après quoi, les audiences reprendront le 4 mai pour se poursuivre jusqu’au 19 juin avec des interruptions. La date du verdict n’est pas encore connue.

Le 4 mars 2009, une Cour de Cassation avait annulé un verdict prononcé en appel le 21 avril 2008, et avait blanchi le boss présumé de la contrebande internationale de cigarettes, G. C. 62 ans, de Gragnano, dans la province de Naples.

G. C. est accusé par le procureur antimafia Giuseppe Scelsi, du Parquet de Bari (sud ouest de l’Italie), d’avoir participé à une association de malfaiteurs. Entre 1996 et 2000, son organisation aurait introduit dans les Pouilles, et depuis le Monténégro, quelque mille tonnes de tabac de contrebande par mois dans la région. Les gains de ce trafic étaient recyclés en Suisse.

Le Napolitain avait été condamné en première instance, le 20 novembre 2004, à une peine de sept ans et quatre mois pour association de malfaiteurs.

Par la suite, la Cour d’appel de Bari a disculpé G. C. parce que les «faits ne subsistent plus». Les magistrats ont aussi annulé la peine de réclusion, infligeant ainsi un coup dur aux enquêteurs et aux organes de lutte contre la mafia.

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