La Suisse compte parmi les pionniers qui façonnent l’ère numérique mondiale
Dans nos économies de plus en plus axées sur les données, un nouvel accord sur le commerce numérique entre Singapour et les États de l'AELE, dont la Suisse, entend concilier le besoin de confidentialité et de sécurité avec la volonté d'innovation et de croissance. Il montre que même les coalitions de petites entités peuvent contribuer à établir des normes mondiales pour notre nouvelle ère numérique.
Derrière notre monde de plus en plus connecté se cache un univers invisible de canalisations numériques. À l’instar des vannes et des tuyaux de plomberie, on ne les remarque qu’en cas de dysfonctionnement.
Le mois dernier, une panne dans le gigantesque centre de données d’Amazon Web Services, situé dans le nord de la Virginie, a mis hors service des milliers de sites web et les opérations des plus grands services bancaires en ligne, de communication et de réseaux sociaux à travers la planète.
Cette panne – la plus importante parmi tant d’autres survenues ces dernières années – illustre la nature internationale du filet d’infrastructures et de services de données dans lesquels nous nous trouvons.
En septembre, la Suisse, avec ses partenaires de l’Association européenne de libre-échange (AELE), a signé un accord clé sur l’économie numérique avec Singapour. L’accord entend garantir la libre circulation des données à travers les frontières, tout en protégeant la vie privée, la sécurité et la propriété intellectuelle. Voici pourquoi il est important.
La vie quotidienne toujours plus connectée
Le monde numérique imprègne nos vies. Achats en ligne, applications pour smartphones, musique et vidéos en streaming – ou, tout simplement, la lecture de cette page web – n’en sont que les exemples les plus évidents.
Les voitures et même, désormais, les fours et les réfrigérateurs, qui pouvaient autrefois être réparés à la force des bras, sont de plus en plus pilotés par des logiciels et connectés à Internet. Les informations sont transmises par des micrologiciels constamment mis à jour.
Toujours plus automatisées, nos maisons envoient des mises à jour de leur état, comme le fait un adolescent sur les réseaux sociaux.
Du secteur financier à l’agriculture, les entreprises s’appuient sur les données numériques. Même le pain commence par du blé semé à la perfection par des tracteurs dirigés par GPS, avant d’être transformé, suivi et expédié grâce à la logistique numérique, et finalement commercialisé, vendu en ligne et livré sur nos tables. La pandémie de Covid-19 n’a fait qu’accélérer la collaboration basée sur le cloud dans le monde du travail.
Selon le ministère du Commerce et de l’Industrie de Singapour, environ la moitié des quelque 23 milliards de dollars (18,4 milliards de francs suisses) d’échanges de services entre les États de l’AELE (Suisse, Islande, Liechtenstein et Norvège) et Singapour auraient pu être réalisés par voie numérique. Sur ce montant, environ 20% concerneraient les services financiers, essentiels à l’économie suisse.
Dans notre monde numérique, ce ne sont plus seulement les biens physiques qui circulent à travers le monde.
«Prenez l’exemple du smartphone, explique Mira BurriLien externe, professeure de droit international économique et du droit de l’internet à l’Université de Lucerne. L’objet lui-même est commercialisé comme un bien. Mais le smartphone est également une plateforme de services, avec une boutique d’applications, de la musique, des films… Sans parler des réseaux sociaux comme Instagram ou Facebook, qui sont gratuits mais qui collectent et commercialisent les données.»
Tout cela implique le transfert transfrontalier de données, les paiements numériques, les contrats et l’identification – avec, en corollaire, des craintes liées à la sécurité, à la cybersécurité, à la protection des données personnelles et à la prévention de la criminalité.
Comment la Suisse tire-t-elle profit du commerce numérique?
La Suisse et Singapour, qui comptentLien externe parmi les dix pays au PIB nominal par habitant le plus élevé grâce à leurs industries de services de pointe, sont bien placés pour tirer parti de la croissance des transactions numériques favorisée par l’accord économique numérique conclu en septembre.
Selon le Secrétariat d’État suisse à l’économie (SECO), cet accord fournit un modèle pour faciliter les échanges commerciaux, en réduisant les formalités administratives, en reconnaissant les contrats et les signatures électroniques, en ajoutant des options de paiement, en garantissant la circulation transfrontalière des données et en protégeant la propriété intellectuelle telle que les codes sources des programmes informatiques.
«Les obstacles typiques au commerce numérique sont notamment les procédures administratives papier, l’incertitude réglementaire autour des flux transfrontaliers de données et la protection des codes sources», explique Antje Baertschi, porte-parole du SECO.
En 2019 déjà, plus de 60% de la production économique mondiale était liée aux transactions numériques, avec des ventes en ligne de biens et de services aux entreprises et aux consommateurs s’élevant à 26 billions d’euros (24 billions de francs suisses, soit 24 mille milliards), selon un rapportLien externe de la Commission européenne.
De tels chiffres montrent bien l’ampleur des enjeux et comment les obstacles (protectionnisme, règles locales contradictoires ou trop complexes, systèmes obsolètes) peuvent nuire au potentiel économique et entraver l’innovation et la coopération dans de nouveaux domaines tels que l’intelligence artificielle (IA).
Contrairement aux accords commerciaux traditionnels, les accords numériques ne visent pas à ouvrir les marchés des services aux entreprises étrangères ou à réduire les droits de douane, mais à offrir une sécurité juridique, ce qui est particulièrement important pour les petites et moyennes entreprises, explique la professeure Mira Burri.
Les petites entreprises qui proposent des produits et des services impliquant le transfert international de données ne peuvent pas se permettre de supporter les coûts élevés liés au respect de réglementations disparates dans différents pays.
Les gouvernements, en particulier ceux de petits pays comme la Suisse et Singapour, doivent également coopérer en raison de défis nouveaux et inattendus, tels que l’explosion des technologies et des entreprises liées à l’IA. De tels défis sont difficiles à relever de manière isolée.
L’accord garantit-il la sécurité des données et la confidentialité?
Si les flux internationaux de données et les services numériques stimulent l’économie, ils soulèvent également des inquiétudes, notamment en ce qui concerne la confidentialité des usagers dont les habitudes en ligne, la situation financière et même les données de santé peuvent être collectées et stockées dans le cloud.
Les entreprises appréhendent le vol de leur propriété intellectuelle, tandis que les gouvernements craignent que la sécurité nationale soit menacée par l’ouverture d’infrastructures critiques aux cyberattaques.
«Si vous écoutez ou téléchargez une chanson sur, mettons, Apple Music, certaines données sont automatiquement envoyées à Apple. L’entreprise sait alors qui est l’utilisateur, quelles sont ses préférences et avec qui il partage sa musique», explique Mira Burri.
Ce type d’expansion du commerce au-delà de la simple fourniture d’un service entraîne «certaines tensions, parce qu’à partir du moment où vous échangez des données, une partie de celles-ci peuvent être personnelles». «D’autres questions entrent alors en jeu. Il ne s’agit plus seulement de réglementer le commerce, mais aussi, tout à coup, de protection des données personnelles, de cybersécurité ou de sécurité nationale», souligne la professeure.
Ces tensions sont justement celles que les accords sur l’économie numérique cherchent à résoudre. C’est important non seulement pour la croissance et l’innovation, mais aussi pour garantir aux personnes et aux entreprises que leur pays protège correctement leur vie privée et leurs droits en tant que consommateurs et consommatrices.
SelonLien externe le gouvernement suisse, l’accord entre l’AELE et Singapour garantit la libre circulation des données «dans le respect des règles de protection des données personnelles», et «renforce en outre la confiance des consommateurs dans le commerce numérique du fait que les parties s’engagent à veiller au respect des réglementations visant la protection des consommateurs, notamment face à l’envoi de messages promotionnels non sollicités (spam)».
Cette confiance est également essentielle pour l’économie.
L’Organisation mondiale du commerce (OMC) et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) estiment que le PIB mondial serait réduit de 4,5%Lien externe si les flux numériques étaient réglementés de manière fragmentée. Mais l’inverse, à savoir la suppression de toute réglementation, entraverait également la croissance, en raison de la perte de confiance engendrée. En revanche, selon les organisations, un équilibre entre liberté et réglementation permettrait d’accroître le PIB mondial de 2%.
«Un pays peut réglementer l’économie des données au niveau national tout en s’engageant à garantir la libre circulation des données et à protéger les droits et intérêts fondamentaux de ses citoyens», indique Mira Burri. Selon elle, les accords numériques conclus avec Singapour sont «un moyen intelligent de concilier la nécessité de favoriser l’économie fondée sur les données, tout en protégeant l’espace politique». Des études suggèrent que le protectionnisme numérique nuit aux entreprises locales comme étrangères, ajoute-t-elle.
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Pourquoi le monde ne parvient-il pas à s’entendre sur des règles communes?
L’OMC tente en vain de conclure des accords sur le commerce électronique depuis la fin des années 1990, alors qu’Internet était une tout autre affaire. Cette absence de progrès a conduit des pays comme la Suisse et ses partenaires à rechercher des accords bilatéraux ou régionaux.
L’impasse est en partie due aux conflits entre les trois principales puissances économiques que sont l’Union européenne, les États-Unis et la Chine. L’accent mis par l’UE sur la réglementation des marchés et la protection des droits des citoyens se heurte à la fois à l’approche américaine de laissez-faire en matière commerciale et aux exigences de la Chine en matière de contrôle par le parti communiste et l’appareil d’État.
Pour Mira Burri, «nous avons ici un affrontement entre les priorités et les valeurs nationales. Alors que l’Europe considère la vie privée comme un droit fondamental, les États-Unis ont un faible niveau de protection de la vie privée et défendent la liberté d’expression, tandis que la Chine donne la priorité à la sécurité nationale. Ce triangle UE–États-Unis–Chinea empêché l’OMC d’adopter des règles mondiales en matière de commerce numérique.»
Les États-Unis se sont largement retirés de l’élaboration conjointe de règles sur le commerce numérique; leur dernier accord notable a été conclu avec le Japon en 2019, ajoute la professeure de l’Université de Lucerne.
En 2024, 82 membres de l’OMC ont conclu un accordLien externe dans des domaines tels que les signatures et les contrats électroniques, ainsi que les mesures de protection contre la fraude en ligne. Mais une fois de plus, l’adoption de règles relatives aux données n’a pas abouti en raison de divergences persistantesLien externe entre les États-Unis, l’UE et la Chine, ainsi que de l’opposition exprimée par des pays comme l’Inde et l’Afrique du Sud.
Bien que les organisateurs des négociations, le Japon, la Nouvelle-Zélande et Singapour aient tenté – avec le soutien de la Suisse – de faire avancer les choses, le sort de l’accord et la manière dont il pourra être intégré dans les règlementations de l’OMC restent incertains.
Quel est l’avenir numérique de la Suisse?
Par le passé, la Suisse n’a pas fait de gros efforts pour actualiser les règlementations sur le commerce numérique, préférant se concentrer sur le multilatéralisme dans le cadre de l’OMC. Mais avec l’impasse dans laquelle se trouve l’organisation, la Suisse et d’autres pays de l’AELE se tournent désormais vers des accords numériques plus complets. L’accord conclu avec Singapour suit ainsi le premier accord de ce type, conclu en 2023 avec la MoldavieLien externe.
«Le rôle de législateur (de la Suisse) dans le domaine est assez récent. Il a débuté avec l’accord AELE-Moldavie et s’est renforcé avec l’accord AELE-Singapour», indique Mira Burri.
De précédents accords avec des pays tels que le Japon, la Chine et le Mexique étaient plus limités, ne comportant que des dispositions minimales ou obsolètes sur le numérique, plutôt que des chapitres spécifiques.
Pour Mira Burrri, «cet accord constitue également, à l’heure actuelle, un signe important sur le plan géopolitique. Il montre très clairement que la Suisse et les pays de l’AELE sont prêts à être à l’avant-garde de l’élaboration des règles du commerce numérique, au même titre que des pays très progressistes comme Singapour, le Royaume-Uni ou le Japon. C’est un signe d’innovation réglementaire et d’une coopération internationale renforcée.»
Relu et vérifié par Tony Barrett/vm/ts, traduit de l’anglais par Albertine Bourget/ptur
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