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«Dürrenmatt a repensé la mythologie grecque»

Charles Méla est aussi professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Genève. swissinfo.ch

Charles Méla, directeur de la Fondation Martin Bodmer à Cologny (Genève), explique à swissinfo en quoi l'écrivain trouve sa place dans la littérature universelle.

Le labyrinthe, le Minotaure, c’est le fil rouge qui traverse l’œuvre de Friedrich Dürrenmatt, né à Konolfingen (Berne).

swissinfo: Pourquoi exposer Dürrenmatt à Genève?

Charles Méla: La raison profonde était d’inscrire Dürrenmatt dans la série des auteurs universels de la ‘Weltlitteratur’ représentés dans la collection de Martin Bodmer, qui a cherché à réunir tous les textes qui comptent dans les différentes époques et aires linguistiques.

L’œuvre complète de Dürrenmatt était déjà présente dans nos collections, mais lorsque nous avons découvert ses extraordinaires lavis à l’encre de Chine de 1983 à 1990, nous avons voulu les exposer à Genève. Ce qui nous permet aussi de révéler Dürrenmatt aux francophones.

swissinfo: En quoi Dürrenmatt est-il universel?

C. M.: Il est universel en ce sens que lui-même reprend une réflexion sur les mythes. Son père pasteur lui racontait la mythologie et lui montrait les constellations dans le ciel. Donc il a grandi avec ce monde grec mais, sans le présenter comme un archéologue, il l’a repensé pour en faire quelque chose de nouveau.

Pour Dürrenmattt, le monde est le labyrinthe du Minotaure, un asile de fous, et l’homme, dans sa condition même, est moitié monstre, moitié homme. Le Minotaure est le monstre qui vit dans le labyrinthe, d’une totale singularité puisqu’il n’y en a qu’un, reflétant l’unique et le monstrueux.

swissinfo: Quelle est l’originalité de cette nouvelle «lecture» par Dürrenmatt?

C. M.: Il a eu deux idées extraordinaires. Tout en gardant le schéma du mythe, il le réécrit et présente le labyrinthe comme des parois de miroirs. Le Minotaure se retrouve seul et découvre son image sans savoir que c’est son image. Il se met à bouger, comme son reflet, et se lance dans une danse de Narcisse heureux.

Puis arrive l’altérité avec une jeune femme envoyée en otage, il veut la posséder et la tue sans le vouloir. Dès lors, sa rencontre devient violente avec les autres otages qu’on lui envoie en tribu et qu’il massacre, devenant le monstre dangereux et violent.

Puis arrive Ariane qui, avec son fil, permet à Thésée d’arriver jsuqu’au Minotaure. Et, deuxième idée de génie, Thésée se masque derrière un visage de Minotaure pour s’approcher. Le Minotaure se trouve face à quelqu’un de différent mais à un semblable, qui lui permettra peut-être de sortir de sa solitude. Il s’approche de Thésée, comme pour l’embrasser, mais Thésée le tue, faisant tomber à son tour l’illusion.

swissinfo: Et puis il y a le mythe de la Pythie, l’oracle qui dicta son destin à Œdipe?

C. M.: Il avait déjà écrit une histoire sur la Pythie, dont il se moquait en disant que c’était une vieille femme qui radotait. Et puis, après la mort de sa première femme, au début 1983, il rencontre la deuxième, Charlotte Kerr, une réalisatrice qui voulait faire un film sur lui pour la télévision allemande. Alors qu’il tombe amoureux, il se fâche contre la «damnée Pythie» qui se venge en lui infligeant un nouvel amour.

Au début 1984, ils font un voyage au Pérou et décident de se marier.

swissinfo: Cette rencontre marque une sorte de renouveau pour les sept dernières années de l’écrivain?

C. M.: Sa production devient abondante et riche avec les dessins du Minotaure qui commencent cette année-là. Il reprend «Arteloo» (l’asile de fous), il écrit «La Mission» et à chaque fois, c’est dédié «à Charlotte».

C’est ainsi que l’expo présente une série sur la Pythie, qui finit par prendre les traits de Charlotte Kerr, et de là vient la rencontre des paraboles du Minotaure et de la Pythie.

Mais toujours avec sa vision déchirée, humoristique et marquée par le néant, car les dieux ne répondent jamais à ses prières. Jusqu’à Midas, dernier écrit, où il raconte son propre assassinat par une bande de tycoons mafieux, histoire très sombre et tragique.

Interview swissinfo, Isabelle Eichenberger

«Les mythes de Dürrenmatt (Minotaure, Pythie, Midas, Achterloo)» à la Fondation Martin Bodmer à Cologny (Genève), du 19 novembre 2005 au 12 mars 2006.
L’exposition a été mise en scène par Mario Botta, architecte du nouveau musée de la Fondation Martin Bodmer, à Cologny et du Centre Dürrenmatt à Neuchâtel.
Dessins et manuscrits datent des sept dernières années de Dürrenmatt, de 1983-1990, prêtés par sa veuve Charlotte Kerr.
Le film «Portrait d’une planète» réalisé par celle-ci, est projeté pendant l’exposition.
Figurent 2 gravures et 4 dessins de Picasso sur le thème du Minotaure.
Le catalogue, «Les Mythes de Dürrenmatt», a été publié par Skira.

– Ecrivain, dramaturge et philosophe, mais aussi peintre, Friedrich Dürrenmatt est né en 1921 à Konolfingen (Berne). Il a vécu à Neuchâtel de 1952 à sa mort, en 1990.

– Martin Bodmer est né en 1899 à Zurich et sa fortune lui permit de collectionner des manuscrits jusqu’à sa mort à Genève, en 1971. Il fonda le Prix Gottfried Keller en 1922 et vint à Genève en 1939 au service du CICR.

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