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Le Père Noël est une pointure

Le Père Noël... juste un souvenir? Keystone

Noël... L'heure d'oublier l'info, un instant, et de se laisser aller à la musique des contes. Pourtant, chez Rolf Kesselring, l'auteur de cette nouvelle, c'est de l'actualité que naît le conte!

A André Malby

Les trois hommes piétinaient dans la neige devant la porte de l’agence pour l’emploi.

— Fait vraiment froid, bougonna le plus grand, en soufflant dans ses doigts pour les réchauffer.
— J’espère qu’il ouvre bientôt, répondit celui qui se tenait derrière lui, emmitouflé dans une veste à col de fourrure synthétique, trop grande pour lui. Ils se fichent de savoir si on se les congèle devant leur porte.

Le troisième, plus vieux, que les trois premiers ne pipait mot. Le premier reprit:
— Et en plus ils n’auront aucun emploi pour moi comme toujours. Cela fait un an que je viens presque tous les matins et que je ne trouve rien dans leur satanée base de données.

Les trois hommes paraissaient danser sur une chorégraphie lente et compliquée. Le froid commençait à transpercer le cuir de leurs semelles.
— J’étais courtier dans une compagnie financière… Ils m’ont licencié sèchement dès que la crise a montré le bout de son nez, il y a quelques mois.
— Pareil pour moi, sauf que j’étais informaticien dans une grosse société.

Le vieil homme recula un peu, comme s’il avait pressenti la question que les deux autres allaient inévitablement lui poser.
— Et vous grand-père? firent-ils en chœur en le regardant.

Le vieillard était vêtu d’une sorte de grande houppelande à capuche qui masquait son corps et une grande partie de sa tête. Ne dépassaient que les mèches d’une chevelure blanche et abondante ainsi que les boucles d’une barbe immaculée qui débordait sur le devant de sa poitrine.

— Moi… hésita-t-il, visiblement gêné.
— Oui, que faisiez-vous comme métier avant de vous retrouver ici avec nous autres?
Le vétéran demeura muet un instant.
— Vous aviez bien une profession avant de venir faire le pied de grue avec nous devant cette maudite agence pour l’emploi, non?
C’était le plus grand qui insistait.
— J’étais… J’étais Père Noël, murmura le patriarche en baissant le front comme s’il avait honte.

«Père Noël?!» s’exclamèrent ses deux interlocuteurs avec un bel ensemble. « Père Noël? Mais cela n’existe pas! Ce n’est pas un métier, ça… Vous n’allez rien trouver ici comme job, c’est sûr!…»

La porte de l’agence s’ouvrit soudain, laissant la conversation sans suite, faute de locuteurs. Les deux hommes s’étaient engouffrés à l’intérieur, bousculant le fonctionnaire qui venait de débloquer la serrure, laissant le vieil homme seul dans la neige. Ce dernier hésita, un instant avant d’emboîter le pas aux deux autres et de pénétrer dans le local.

* * *

— Je suis le Père Noël et depuis que les fabricants d’Extrême-Orient ont envahi le marché avec leurs jeux vidéo, leurs jouets en plastique et que la crise s’est installée, je n’ai plus rien à faire de toute l’année. Plus de préparation de ma tournée annuelle, plus de fabrication de joujoux et de cadeaux traditionnels non plus. Bref, c’est aussi la crise pour nous, mes aides et moi, et je cherche quelques chose à faire.

L’employé du bureau de l’emploi avait les yeux arrondis par la surprise et l’incompréhension. Il n’arrivait à en croire ses oreilles et le vieillard qui se tenait assis de l’autre côté du bureau lui paraissait irréel. Pensez! Le Père Noël en personne venant demander du travail, jamais il n’avait pensé voir une chose pareille un jour.

— Je ne vois pas une offre qui puisse vous convenir, M’sieur… heu, je veux dire Père Noël, fit-il gêné en faisant semblant de consulter l’écran de son ordinateur.
— Il n’y a vraiment rien pour vous… Je ne vois rien qui convienne.
Le Père Noël, hochait la tête, apparemment compréhensif.
— Même les grands magasins ne cherchent personne pour animer leurs vitrines ou leurs rayons… Vous comprenez, ils embauchent des SDF, des clochards, au black comme on dit, sans passer par nous. Ils font ça par souci d’économie, pour ne pas payer les taxes sociales. C’est un risque, si on les contrôle, mais ils le prennent pour que cela ne leur coûte qu’un strict minimum…

Visiblement distrait, le Père Noël l’écoutait poliment, l’air de compatir au dilemme de son vis-à-vis. Mais son esprit était ailleurs, ses yeux parcouraient l’endroit, repérant les panneaux ou s’affichaient des listing interminables que consultaient les personnes qui avaient, depuis l’ouverture, envahi les bureaux. Cette foule de demandeurs d’emploi paraissait l’intéresser de plus en plus.
— Il faudrait que vous écriviez un CV et une bonne lettre de motivation, cela pourrait aider, insistait le fonctionnaire. Nous avons des ordinateurs pour que vous puissiez le faire facilement. Vous voyez l’espace là-bas, l’endroit où il y a des tables avec des écrans?
Le Père Noël fit un signe d’acquiescement distrait et se leva. D’un geste de la main, il salua ou remercia l’employé et s’éloigna dans la direction indiquée.

* * *

— Ça ne va pas, je ne comprends rien à ces fichues machines!
Perplexe, le Père Noël fixait alternativement le clavier puis l’écran de l’ordinateur.
Soudain, comme s’il avait pris une décision, il se mis debout et sans un regard pour la foule de demandeurs d’emploi, il se dirigea vers la sortie. L’air frais lui gifla le visage et lui donna un regain de vie: «Je vais me débrouiller seul!»

Et d’un pas alerte, il se dirigea vers la rue illuminée par les décorations de Noël. Il paraissait soudain très agité et moulinant de grands gestes, il se mit à parler tout haut au grand étonnement des passants qu’il croisait sans les voir.
— Vont voir de quel bois je me chauffe! Il ne sera pas dit que je vais me laisser faire par cette société imbécile.
Ayant proclamé sa volonté de rebondir, il poussa la porte d’un bar et entra.

Quelques heures et quelques verres plus tard, il se redressa, la trogne illuminée, la barbe en bataille, une lueur fauve au fond des prunelles:
— C’est la fin, cria-t-il à la cantonade. Je vous dis que c’est la fin!
Les clients et la serveuse sursautèrent en chœur. Il regardèrent avec un peu de curiosité ce vieillard effaré qui s’agitait et jubilait dans le fond du bar, avant de retourner à leur morosité habituelle. Toujours très excité, le Père Noël, lança quelques pièces sur la table et se précipita vers la sortie.
— Il ne me reste que cette solution…
Le battant claqua dans son dos et, à grandes enjambées, il enfila les rues les unes derrière les autres, se dépêchant vers une destination connue de lui seul.

* * *

Quelques semaines plus tard, le 25 décembre précisément, la nouvelle fit le tour de toutes les rédactions du monde: «Le Père Noël a disparu!» Dans le monde entier, les enfants l’avaient attendu en vain, la nuit de Noël, comme tous les ans… mais il n’était pas venu.

Au début, la nouvelle parut avoir une importance minime. La crise financière, les gigantesques escroqueries de certains, le chômage qui revenait, les faillites en chaîne, la pauvreté qui gagnait, occupaient les unes de tous journaux. Bientôt, comme personne n’avait revu le Père Noël, on s’aperçut que quelque chose avait changé dans l’atmosphère générale. Sur la planète toute entière les enfants paraissaient bouder. Une atmosphère de tristesse planait partout. Des plus petits aux plus grands, tous refusaient de jouer, de rire, de sourire, même. Pire, ils paraissaient n’avoir plus aucune énergie, plus aucun intérêt pour rien de ce qui faisait encore il y avait peu la vie de toute cette jeunesse!

«Nos enfants dépriment gravement», remarquèrent enfin les adultes. Ce fut un grand journal du soir qui, le premier, posa la bonne question: «Est-ce la disparition du Père Noël qui est la cause de cette dépression de la jeunesse?»

Comme si la crise planétaire ne suffisait pas, les indices boursiers qui hésitaient et faisaient des bonds s’effondrèrent. L’économie mondiale, déjà bien déprimée, s’écroulait définitivement. Les usines fermaient, les bureaux se vidaient de leurs employés, les magasins étaient déserts. La panique avait gagné les instances gouvernementales et tout le personnel politique. Tout le système économique et social partait en quenouille. «Que faire?» gémissaient les dirigeants et les gens. «C’est la fin !» proclamaient les plus pessimistes. «Jamais on a vu une pareille situation!» clamaient les économistes qui n’osaient plus tirer de conclusions ni proposer des plans.

Le grand journal du soir insistait: «Oui, c’est la faillite du système, mais que se passerait-il si l’on retrouvait le Père Noël?»

Ce fut un gosse, un simple gosse, qui découvrit le Père Noël claquemuré dans une cabane au fond d’un bois, là-bas, dans ce pays enneigé. Vite il revint pour rapporter la nouvelle aux gens de son village. Ce fut une traînée de poudre! Des dizaine de milliers de personnes débarquèrent dans le pays enneigé. Dans un bel ensemble, les médias titrèrent: «On a retrouvé le Père Noël!»

Ils forcèrent la porte de la cabane et obligèrent le bonhomme, un peu effrayé par tant de sollicitude, à sortir et à réapparaître en public.
Presque par miracle un enthousiasme retrouvé se répandit partout. «On a retrouvé le Père Noël », chantaient les plus jeunes. «Vive le Père Noël!» criaient les plus âgés. Du coup, la vie reprit. On s’embrassa, on se congratula, et surtout on se promit de ne plus jamais refaire les erreurs du passé. Le travail revint d’une autre manière, on s’entraida. «Plus de riches, plus de pauvres», rien que des humains égaux et frères, pouvait-on entendre. «Père Noël, président!» réclamèrent certains. «Le Père Noël au pouvoir» était le slogan le plus fréquent.

Alors qu’un adulte chagrin et maussade osait dire devant lui que le Père Noël n’était qu’une légende, créée de toute pièce pour amuser les gosses, un petit garçon nommé André, du côté de Saint Sever, s’exclama, joyeux: «Lorsque le mensonge est beau, il mérite d’être vrai!»

swissinfo, Rolf Kesselring, de Bacor (Andalousie) à Bullet (Jura).

Rolf Kesselring est né en 1941 à Martigny. Ecole Normale à Lausanne, puis maison de redressement et pénitencier… une dérive à lire dans «La quatrième classe».

Années 70 et 80: librairies et édition La Marge. Kesselring publie des gens comme Gilles Vigneault, Roland Topor, Fernando Arrabal, Milo Manara, Hugo Pratt.

1990: A Paris, il crée les Editions de Magrie. Puis part dans le Sud de la France, où, entre fiction et journalisme, il vit de l’écriture.

2006: De retour en Suisse, il s’installe dans le Jura vaudois.

Parmi ses publications: La 4e Classe (Ed. Favre, 1985), Putain d’amour (Ed. Favre, 1986), La lettre à Mathieu (Ed. Campiche 1991), Allez Tapie (Ed. de Magrie, 1994), et plusieurs ouvrages sur l’ésotérisme (Ed. Credel), Piège (Ed. de l’Aire, 2004).

Un livre consacré à l’alchimie devrait être prochainement publié.

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