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Ce que signifie la neutralité dans un monde multipolaire

Paul Widmer

Seule une politique de neutralité perpétuelle permet d’instaurer, au sein de la communauté internationale, la confiance dont la Suisse dépend. Paul Widmer plaide en faveur de l’initiative sur la neutralité, qui sera soumise au peuple en 2026.

Partout dans le monde, la Suisse est considérée comme l’exemple type de l’État neutre. Or, ce statut vacille. Face à la pression croissante de l’étranger, notre pays semble déstabilisé. Pour certains, la neutralité a perdu toute raison d’être. Pour d’autres, elle n’est plus qu’un principe creux, vidé de sa substance. Une étiquette qui permettrait de tout justifier. Il n’en est rien. Revenons aux fondamentaux.

Les fondements de la neutralité suisse

La neutralité est un instrument de la realpolitik. Elle sert essentiellement les intérêts nationaux, l’indépendance et la sécurité. Souvent, un État opte pour la neutralité après avoir reçu une leçon sanglante en matière de politique étrangère, comme la Suisse en 1515 avec la bataille de Marignan, la Suède durant la période napoléonienne ou encore l’Autriche après sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale.

Certes, la neutralité sert avant tout les intérêts propres d’un État. Elle n’a pourtant rien d’immoral. Si tous les États agissaient comme les pays neutres, la paix régnerait sur Terre. Mais ce n’est qu’un vœu pieux. Les grandes puissances n’apprécient guère la neutralité: elles attendent que l’on se range derrière elles, non que l’on reste en retrait. Elles privilégient donc la sécurité collective, un système dans lequel elles ont leur mot à dire.

Sur le principe, rien n’y fait vraiment obstacle. Si un tel ordre mondial fonctionnait, la neutralité serait superflue. Mais comment fonctionne la sécurité collective aujourd’hui? La plupart du temps, elle ne fonctionne pas. Depuis la création de l’ONU, des centaines de conflits ont éclaté à travers le monde. L’organisation mondiale n’a que rarement réussi à les résoudre. Chaque échec renforce la légitimité de la neutralité. Une vérité demeure néanmoins incontournable: l’État neutre dépend, pour le meilleur et pour le pire, du respect que les grandes puissances accordent à sa neutralité. Comment y parvenir? Trois conditions, au minimum, doivent être remplies.

Premièrement, le pays neutre doit tout mettre en œuvre sur le plan militaire pour défendre son territoire par ses propres moyens. Cela ne suffira certes jamais, mais une armée forte est indispensable pour être respecté. Deuxièmement, il doit remplir rigoureusement ses obligations liées au droit de la neutralité pour ne fournir aucun prétexte à une intervention extérieure. Troisièmement, il doit être crédible sur la scène diplomatique. Seule une politique de neutralité perpétuelle inspire confiance. Ce n’est qu’à cette condition que les grandes puissances jugeront plus coûteux pour leur réputation de violer la neutralité que de la respecter.

La reprise des sanctions contre la Russie

Depuis le début de la guerre en Ukraine, la donne a profondément changé. Le 28 février 2022, après une brève hésitation, le Conseil fédéral a décidé de reprendre les sanctions de l’Union européenne à l’encontre de la Russie. Une décision lourde de conséquences, qui a semé la confusion partout. Le président russe Vladimir Poutine a déclaré que la Suisse n’était plus neutre, et le président américain de l’époque, Joe Biden, son principal adversaire, lui a donné raison. Personne ne savait plus quelle était la position de la Suisse. Pourtant, la situation aurait pu être relativement simple pour le Conseil fédéral. Ce dernier aurait pu suivre la même voie qu’en 2014, après l’annexion de la Crimée par la Russie: ne pas adopter les sanctions de l’UE, tout en empêchant strictement tout contournement.

La situation s’est aggravée avec l’échec de la conférence du Bürgenstock. En proposant ses bons offices, la Suisse a enfreint ses propres principes de discrétion et d’impartialité. Comment imaginer la participation de la Russie alors que le Conseil fédéral débat publiquement de l’opportunité de l’inviter, tout en affichant ouvertement sa proximité avec l’une des parties au conflit? Sans surprise, la Suisse s’est retrouvée hors-jeu et n’avait plus rien à négocier.

La guerre en Ukraine a considérablement modifié les équilibres de notre neutralité armée. D’une part, elle a renforcé – et c’était nécessaire – la volonté de défendre le pays. De l’autre, elle a affaibli le sens de l’impartialité. Or, la neutralité armée doit pouvoir s’appuyer sur ces deux piliers: une armée forte et une diplomatie crédible. Sans la confiance des grandes puissances en la fiabilité de la Suisse, la neutralité ne sert pas à grand-chose.

Une ligne claire

Puisque cette confiance s’est manifestement érodée, il nous appartient de la rétablir aussi rapidement que possible. Cela implique au moins trois mesures.

Premièrement, la Suisse applique à la lettre le droit de la neutralité. Aucune pirouette. Nous devons avoir le courage de défendre notre neutralité, même si cela nous vaut des critiques. Cela implique également que la Suisse ne fournisse pas de matériel de guerre aux parties belligérantes. Aucun doute ne doit subsister quant à cette position de principe.

Cela ne signifie pas pour autant rester les bras croisés. Nous devons au contraire sortir du piège que le Parlement a tendu au Conseil fédéral. Les parlementaires devraient au plus vite modifier, voire supprimer complètement, la déclaration de non-réexportation inscrite dans la Loi fédérale sur le matériel de guerre. Le droit de la neutralité ne prévoit pas qu’un État neutre doive contrôler le transfert de son matériel de guerre par les acheteurs. Autrement dit, la Suisse assume la responsabilité de ses exportations. Elle ne fournit des armes qu’à des États non belligérants. Mais ce que ces derniers en font relève de leur seule responsabilité.

Deuxièmement, comme l’impose le droit de la neutralité, la Suisse se tient clairement à l’écart des alliances militaires. Elle doit donc faire preuve de retenue dans son rapprochement avec l’OTAN. Une prudence d’autant plus nécessaire que le monde évolue vers un système étatique multipolaire, avec plusieurs centres de pouvoir. À l’heure où le pouvoir se répartit entre Washington, Bruxelles, Pékin et plusieurs grands pays du Sud, une neutralité fiable pourrait être plus recherchée encore qu’à l’époque du rapport de force entre deux puissances – États-Unis et Russie. Mettre en danger, aujourd’hui même, notre atout le plus sûr sur la scène internationale serait une erreur.

Troisièmement, la Suisse ne doit se rallier qu’aux sanctions imposées par l’ONU, et non à celles décidées par certains États ou par l’UE. Elle doit néanmoins prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter que ces sanctions ne soient contournées par des transactions illégales. Ainsi, elle gèle les échanges commerciaux ou les prestations de services au niveau qui prévalait avant l’adoption des sanctions. Il s’agit là d’une approche équitable: ne pas participer à des sanctions qui ne sont pas décrétées à l’échelle universelle, mais ne pas tirer profit non plus de leur contournement.

Un oui à l’initiative sur la neutralité

La Suisse s’en est toujours bien sortie grâce à sa neutralité. Voici plus de 200 ans, sa neutralité a été reconnue sur le plan du droit international lors du Congrès de Vienne et saluée comme un instrument de paix. Elle est sortie indemne de la Première Guerre mondiale, de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide. Autant de raisons d’envisager l’avenir avec confiance. En effet, les expériences positives renforcent généralement la confiance.

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Rien ne s’oppose à ce que nous continuions à respecter le principe fondamental de notre politique étrangère. Mais cela exige conviction et discipline. Il n’y a pas de demi-neutralité: on est neutre ou on ne l’est pas. Seule une politique de neutralité perpétuelle permet d’instaurer, au sein de la communauté internationale, la confiance dont la Suisse dépend.

De ce point de vue, je soutiens l’initiative sur la neutralité qui sera soumise au vote en Suisse l’an prochain. Elle envoie un signal clair à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur du pays. Après les récentes confusions au plus haut niveau gouvernemental, un «oui» des citoyennes et citoyens suisses signifierait sans équivoque qu’ils entendent continuer à défendre, même dans un monde multipolaire, ce qui a fait le succès de notre politique étrangère au fil des siècles: la neutralité armée. L’inscrire dans la Constitution n’affaiblit pas notre État. Au contraire, cela renforce la paix.

Texter relu et vérifié par Benjamin von Wyl, traduit de l’allemand par Zélie Schaller/op

Les opinions exprimées par l’auteur ne reflètent pas nécessairement celles de Swissinfo

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