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Les prisons tchadiennes, un enfer universel

Emprisonné au Tchad, le personnage principal de «DP75 Tartina City», un journaliste, connaîtra les pratiques dont il voulait témoigner. FIFF

Figurant parmi les 13 longs-métrages en compétition au Festival international de films de Fribourg, «DP75 Tartina City» utilise la fiction pour mieux témoigner de la réalité.

Le film du Tchadien Serge Issa Coelo trouve une résonance particulière à l’heure où le Tchad, confronté à une nouvelle crise, a fait arrêter plusieurs opposants politiques.

Liberté d’expression, droits des prisonniers, tortures, condition de la femme. Le Tchad est dans le collimateur d’Amnesty International. Début mars, l’organisation de défense des droits humains a lancé un appel pour que les représentants de l’opposition ne soient pas persécutés suite aux troubles qui ont secoué le pays en février.

Cinéaste, Serge Issa Coelo a lui choisi de se «replier», comme il dit, en Ethiopie, environnement politique oblige. «Le Tchad est très compliqué en ce moment, quel que soit le métier qu’on y exerce», témoigne-t-il.

Et pourtant, certains semblent s’en sortir mieux que d’autres. C’est le cas, dans son film «DP75 Tartina City», du tortionnaire Koulbou. Colonel, celui-ci dirige une prison où il fait régner la cruauté dans le N’Djaména de la dictature militaire des années 1990. A la maison, il terrorise aussi ses deux épouses, dont l’une cherche à s’échapper.

«L’horreur totale»

C’est elle que le destin mettra sur la route d’Adoum, un journaliste emprisonné dans les geôles de Koulbou pour avoir voulu dénoncer à l’étranger les pratiques carcérales du régime tchadien. Intercepté à l’aéroport, il disparaîtra de la circulation et sera torturé avant d’échapper miraculeusement à une exécution sommaire.

Et sa détention sera l’occasion d’expérimenter ce qu’il avait l’intention de dénoncer. Dans des cellules souterraines bondées où s’entassent des dizaines de prisonniers qui n’ont aucun espoir de passer un jour en justice, l’ex-journaliste – matricule DP75 – partage avec eux la «tartina», un mélange de pain et de bouse qui leur est lancé depuis une lucarne.

«Ce qui s’est passé ces dernières années au Tchad, c’est évidemment pire que cela. On s’est inspiré du récit de personnes qui ont vécu ces périodes-là. Ce qu’elles nous ont dit est effarant. Le mettre en image, ce serait l’horreur totale», confie Serge Issa Coelo.

Une histoire universelle

D’où le choix de traiter par le biais de la fiction un sujet qui aurait tout aussi bien pu donner matière à un documentaire. Et virulent. Mais le tournage aurait sûrement été plus difficile encore.

S’il n’a pas eu à subir une censure «frontale» pour ce film qui traite de la liberté d’expression, Serge Issa Coelo évoque en effet de «petites difficultés».

«On avait conscience qu’il fallait qu’on fasse attention car certains de ceux qui ont vécu cette période sont encore vivants», raconte-t-il. Et ceux qui avaient des choses à se reprocher n’ont, pour la plupart, pas été jugés. Bien au contraire. A l’instar du colonel Koulbou qui, dans le film, obtient un poste honorifique.

«Cette histoire a existé au Tchad, sur le continent africain et évidemment sous d’autres cieux, en Amérique du Sud, en Asie, durant ces périodes où règnent un parti unique, une dictature, une junte militaire. Et il ne faut pas croire que cela ne se reproduira pas. Cela existe encore, et tous les jours, hélas», déplore Serge Issa Coelo.

Espoir malgré tout

L’enfer des prisons tchadiennes a donc quelque chose d’universel. Comme le réflexe qui consiste à se battre pour sa propre liberté. D’Adoum le journaliste à l’épouse de Koulbou, en passant par des marchandes qui les aideront à fuir, tous ne renoncent pas.

C’est pourquoi, malgré la noirceur de son film, Serge Issa Coelo dit garder espoir. Un espoir qui a pour visage non pas celui d’un politicien providentiel, mais celui du peuple africain. «L’effort que les Africains font eux-mêmes pour eux-mêmes est plus important que les aides de la banque mondiale, du FMI ou de l’Europe, qui n’ont donné aucun résultat.»

Tout en critiquant les gouvernements – «qui ne font aucun effort pour mettre en sécurité les gens et leur dire qu’ils sont dans des Etats de droit» – le réalisateur tchadien salue l’émancipation de la population, qui «construit, qui investit, qui, depuis l’étranger, soutient ceux qui sont restés».

Pour Serge Issa Coelo, «DP75 Tartina City» est donc avant tout destiné aux Africains. Histoire de hâter un peu l’évolution positive qu’il constate, malgré tout, sur le continent. «En 40 ans d’indépendance, c’est vrai qu’on n’est pas arrivé à garantir le droit à la liberté d’expression», regrette-t-il.

Sa solution? Le temps – «comme le vivent les Africains», précise-t-il. Et de souligner qu’un long-métrage comme «DP75 Tartina City» n’aurait pas pu voir le jour dans les années 1980. «Cela aurait été d’une complexité suicidaire!»

swissinfo, Carole Wälti à Fribourg

Le Festival international de films de Fribourg a lieu du 1er au 8 mars.

Il s’agit de la 22e édition. Le budget se monte à 1,7 million de francs.

Treize films et documentaires ont été sélectionnés pour la compétition. Neuf films seront projetés hors compétition.

Seuls deux films en compétition proviennent du même pays, la Chine. Les autres sont issus notamment du Tchad, du Costa Rica, de Malaisie ou du Kazakhstan.

Serge Issa Coelo est né au Tchad en 1967.

Il a obtenu une maîtrise en cinéma à Paris.

Il est l’auteur de plusieurs documentaires et de deux films.

«DP75 Tartina City», est le 5ème long-métrage de l’histoire cinématographique du Tchad.

Le Tchad a été érigé en colonie par la France en 1920. Constituant un point de passage entre l´Afrique du nord et l´Afrique noire, le pays a accédé à l’indépendance en 1960.

Le Tchad a ensuite enduré trois décennies de troubles civils, ainsi que des invasions par la Libye, avant de retrouver un calme relatif dans les années 1990.

A plusieurs reprises, des mouvements de rébellion ont éclaté dans le pays, au nord en 1998 et à l’ouest en 2005. Le Soudan voisin jouerait un rôle dans l’émergence de ces mouvements.

Le pays est présidé par Idriss Déby depuis 1990. Lors des élections de 1996 et de 2001, des observateurs internationaux ont constaté des irrégularités.

En février dernier, des rebelles ont tenté de renverser le gouvernement d’Idriss Déby en pénétrant dans la capitale Ndjamena. Plusieurs opposants politiques ont été arrêtés.

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