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Yoko Ono, une artiste à part entière

Salle dans un musée d art moderne avec des photos et des sièges
Les pochettes d’album, la vidéo Bed-in for Peace et son affiche anthologique, ainsi que la chanson toujours d’actualité, War is Over, telles sont les œuvres les plus populaires de Yoko Ono. Or, son travail artistique, nettement plus vaste, demeure largement méconnu. Kunsthaus Zurich, Franca Candrian Kunsthaus Zürich, Franca Candrian

John Lennon n’a pas été victime d’un mauvais sort. Il est simplement tombé amoureux de l’une des artistes avant-gardistes les plus influentes de son temps. Le Kunsthaus de Zurich consacre une exposition aux œuvres de Yoko Ono, retraçant son parcours artistique qui a débuté bien avant que les Beatles ne deviennent les Beatles et s’est poursuivi jusqu’il y a peu.

Dans la culture pop, Yoko Ono est sans doute l’une des personnes les plus malmenées et diabolisées. Elle ne représente rien de moins qu’une «sorcière»: elle aurait jeté un sort à John Lennon et serait à l’origine de la rupture des Beatles.

Dans l’imaginaire populaire, alimenté par les tabloïds britanniques, cette énigmatique femme asiatique hurle en arrière-plan des numéros de rock des célébrités – et pas seulement des Beatles. Une réputation qui a fait oublier la carrière artistique de Yoko Ono. En dehors des cercles de l’avant-garde, de l’art conceptuel et du pop art de l’époque, son œuvre et son influence sur le mouvement FluxusLien externe sont à peine évoquées. 

L’exposition qui se tient actuellement au Kunsthaus de Zurich s’inscrit dans le cadre de la «réhabilitation» de l’image publique de Yoko Ono. Un mouvement dû en partie à la récente sortie du documentaire de huit heures, Get Back, réalisé par Peter Jackson.

Vu sous l’angle de nos habitudes actuelles de consommation des médias, le film ressemble à une émission de téléréalité. Il s’agit d’un nouveau montage des nombreuses séquences filmées lors des répétitions des Beatles pour ce qui allait devenir le mythique concert sur le toit d’Abbey RoadLien externe, la dernière apparition publique du groupe. 

Yoko Ono assise dans une pièce
Yoko Ono posant dans son installation Half-a-Room (1967), réassemblée dans l’exposition actuellement présentée au Kunsthaus de Zurich. Eduardo Simantob/swissinfo.ch

Yoko Ono assiste au travail quotidien des Beatles, calmement et patiemment. Elle ne fait qu’accompagner John Lennon, sans intervenir dans l’élan créatif du groupe. Même Paul McCartney, qui n’est certainement pas un grand fan de Yoko Ono, déclare à un moment donné, en plaisantant: «Ce sera un événement tellement incroyable et drôle dans cinquante ans. ‹Ils [les Beatles] se sont séparés, parce que Yoko s’est assise sur un ampli.›»

Mais ce bref moment avec les Beatles ne constitue qu’un intermède dans la longue carrière de Yoko Ono. Une carrière protéiforme, la Nippo-Américaine étant artiste, poète, interprète, parolière, chanteuse et activiste politique. 

Portée par le courant

«Yoko Ono n’avait pas de forme préférée a priori, indique Jon Hendricks à SWI swissinfo.ch. Elle utilisait toujours le médium dont elle avait besoin à un moment précis.» Jon Hendricks a travaillé sur les archives très complètes du mouvement Fluxus, également connues sous le nom de collection Gilbert & Lila SilvermanLien externe, qui ont finalement été remises, en 2008, au Musée d’art moderne de New York. Il a également collaboré avec la conservatrice du Kunsthaus, Mirjam Varadinis, pour l’exposition consacrée à Yoko Ono. 

Homme posant dans un musée
Jon Hendricks Eduardo Simantob/swissinfo.ch

Pour évaluer la place de Yoko Ono sur la carte floue de l’art contemporain des années 1960 à nos jours, Fluxus représente une première étape importante. Articulé autour de l’artiste américano-lituanien George Maciunas, Fluxus était plus qu’un mouvement. C’était davantage une communauté internationale de créatrices et créateurs variés: artistes, architectes, compositrices et compositeurs, designers, etc.

Bien avant l’émergence d’Internet, Fluxus reliait des personnes de Corée et du Japon à l’Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis, ainsi que, via l’art postal, à d’autres protagonistes de régions «périphériques» de la scène artistique internationale, comme l’Amérique du Sud. 

Mouvement aux multiples facettes, Fluxus est difficilement descriptible en quelques mots. Du reste, Wikipédia le résume assez bien: «Fluxus participe aux questionnements soulevés par les formes d’arts qui voient le jour dans les années 1960 et 1970: statut de l’œuvre d’art, place de l’art dans la société, notamment. L’humour et la dérision sont placés au centre de la démarche et participent à la définition de Fluxus comme un non-mouvement, produisant de l’anti-art ou plutôt un art-distraction

Pour sa part, Yoko Ono voulait non seulement «atteindre» le public, mais surtout le toucher et être touchée. Le «toucher» est un concept essentiel dans ses œuvres. Nombre d’entre elles y font référence: les écrits Touch Piece et Touch Poem ou encore ses chansons Touch Me (Plastic Ono Band, 1970) et Kiss Kiss Kiss avec son refrain «touch touch touch touch touch me love» (1980).

Dans le cadre de l’exposition montrée au Kunsthaus, on peut même toucher Yoko Ono. L’œuvre Touch Me III (2008) présente des parties de son corps – bouche, seins, ventre, utérus, mollets et pieds –  reproduites en marbre. Le public est invité à tremper ses mains dans un bol d’eau et à toucher l’artiste de la manière qu’ils et elles le souhaitent. 

Une aristocrate radicale

Le mois dernier, Yoko Ono a fêté ses 89 ans. Née au Japon, elle y reçoit une éducation aristocratique dans les années 1930 et 1940. Puis, elle connaît la faim et la misère dans les années d’après-guerre. La famille finit par s’installer aux États-Unis au début des années 1950, lors desquelles Yoko Ono complète sa formation artistique et développe ses premières activités et performances. 

Affiche
Perpetual Fluxfest, telle est l’affiche de l’événement Fluxus à la Cinémathèque, New York, 27 juin 1965. Eduardo Simantob/swissinfo.ch

Des compositrices et compositeurs d’avant-garde tels que John Cage ont très tôt influencé les artistes du courant Fluxus. De même que le mouvement Dada, «né» à ZurichLien externe en 1916 avant d’essaimerLien externe à Berlin, à Paris et à New York après la fin de la Première Guerre mondiale. Au début, les artistes ayant adhéré à Fluxus se surnommaient eux-mêmes «néo-dadaïstes», mais, suivant les conseils de dadaïstes vétérans, George Maciunas a inventé un nouveau terme reflétant l’humeur du moment et échappant aux pièges d’un courant déjà institutionnalisé. 

Parallèlement, Yoko Ono organise, dans son appartement de New York, des événements de musique expérimentale avec le compositeur La Monte YoungLien externe et, en 1961, elle donne sa première représentation publique au Carnegie Recital Hall, à New York. En 1964, son travail commence à faire des vagues au-delà du petit cercle des avant-gardistes new-yorkais. 

La performance conceptuelle Cut Piece, dont la vidéo accueille le public au Kunsthaus, met en scène Yoko Ono et une paire de ciseaux. L’artiste, assise sans bouger, invite les gens à couper des morceaux de leurs vêtements. La performance aborde les questions de classe, d’identité et de genre. Elle a été reprise dans plusieurs autres contextes par différents artistes, notamment Jon Hendricks et son Guerrilla Art Action Group en 1969. 

La même année, Yoko Ono publie le conceptuel Grapefruit Book, une série d’«instructions» sur les attitudes à adopter à l’égard de l’art. Les attitudes, plutôt que les prouesses artistiques en matière de dessin ou de peinture, étaient alors au cœur de l’art conceptuel, et cet esprit a inspiré le titre de l’exposition qui fera date, When Attitudes become FormLien externe, sublimée par le commissaire suisse Harald Szeemann à Berne en 1969. 

Activisme politique

On prétend que le travail de Yoko Ono, femme immigrée asiatique, n’a commencé à être respecté qu’après que d’autres artistes masculins blancs, comme Lawrence WeinerLien externe et Sol LeWittLien externe, ont réalisé des œuvres similaires. Mais, à la fin des années 1960, Yoko Ono fait une pause dans ce domaine. 

«Ce n’est pas qu’elle ait cessé de faire de l’art après avoir rencontré Lennon. Elle a simplement trouvé d’autres moyens, et d’autres médias, pour continuer à défier la culture dominante», précise Jon Hendricks à SWI swissinfo.ch.

Armoire murale vue de manière artistique
Portrait of John Lennon as a Young Cloud, 1971/2020. Eduardo Simantob/swissinfo.ch

Juste au moment où l’art conceptuel et minimaliste conquiert le monde, Yoko Ono passe à autre chose. Grâce à son partenariat avec John Lennon, qu’elle rencontre dans une galerie londonienne en 1967, son art évolue vers une combinaison de musique et d’activisme politique. Les années 1970 la verront à la tête du Plastic Ono BandLien externe, surfant sur la popularité de John Lennon et les rouages de l’industrie musicale pour faire passer des messages féministes et pacifistes.

À l’époque, Yoko Ono est déjà une icône (ou anti-icône) de la culture pop. L’association de l’esprit créatif de John Lennon et du radicalisme artistique de Yoko Ono finit par déborder sur le courant dominant. Mais toujours avec un défi, une provocation insolente ou un message: tantôt sur les droits des femmes, tantôt contre les guerres en général, celle du Vietnam en particulier. Leur premier événement artistico-politique médiatique, le Bed-in for Peace, organisé dans des hôtels d’Amsterdam et de Montréal, a donné le ton des apparitions publiques ultérieures du couple.

Manifestation pour la paix dans un lit
John Lennon et Yoko Ono à l’hôtel Hilton, à Amsterdam, lors de leur première performance politique Bed-In for Peace, 1969 Keystone

Des femmes artistes distinguées

Yoko Ono aura eu une longue carrière artistique, bien que suscitant la controverse et craignant le regard masculin occidental. Il n’y a pas si longtemps encore, elle était encore très active. On l’a vue préserver l’héritage de John Lennon, enregistrer de nouvelles versions de ses anciennes chansons, participer à des œuvres et à des campagnes caritatives, et même fixer, sur les murs de la station de métro de la 72e rue, près de son domicile à New York, une nouvelle œuvre d’art avec les mots «blue skies, clouds and a discreet dream» (un ciel bleu, des nuages et un rêve discret) écrits dessus.

Mais, en novembre 2021, le magazine The New Yorker annonce que Yoko Ono «se retire de la vie publique». Les Lennon sont désormais représentés par leur fils Sean dans les entreprises liées aux Beatles.

Yoko Ono jouit déjà d’une place de choix dans le canon de l’art contemporain, aux côtés de nombreuses autres femmes artistes à part entière. Lesquelles se voient enfin accorder la reconnaissance qui leur est due depuis longtemps. 

Cuvette de toilette exposée dans un musée
Toilette, 1971. Parmi les nombreuses interprétations possibles, cette œuvre défie certainement l’acte de penser. © Keystone / Walter Bieri

L’exposition «Yoko Ono. This Room Moves at the Same Speed as the Clouds» se tient au Kunsthaus de Zurich jusqu’au 29 mai. Elle est accompagnée d’un vaste programme de performances dans lequel des œuvres clés de Yoko Ono sont remises en scène.

(Traduction de l’anglais: Zélie Schaller)

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