
La guerre revisitée: les drones et le risque civil

Du Soudan aux rues de Gaza, du Liban à l’Ukraine, les drones transforment la guerre moderne. Autrefois réservés à la lutte antiterroriste par une poignée de puissances, ces engins sont désormais omniprésents, près de 50 pays les déployant en situation de conflit.
Pour ses défenseurs, les drones d’assaut sont d’une précision chirurgicale et limitent les dommages collatéraux. Mais un nombre grandissant de pertes civiles à travers le monde remet en question le mythe d’une guerre «propre» et l’adéquation du droit international. Le groupe de recherche Drone Wars UK affirme qu’en utilisant des drones, on abaisse le seuil du recours à la force, on favorise les assassinats ciblés et on limite l’obligation de rendre des comptes.
Le rapport Death on Delivery (en français, Mort sur commande), publié en mars par le groupe de recherche Drone Wars UK, documente au moins 943 morts civiles au cours de 50 incidents entre novembre 2021 et novembre 2024 en Afrique. Près de la moitié, 490, provenait de frappes de drones éthiopiennes. D’autres attaques ont eu lieu au Burkina Faso, au Mali, en Somalie, au Nigeria, et au Soudan.

«Il semble qu’il y ait une définition très vaste ce qui constitue une cible, au point que des zones entières se sont retrouvées soumises à des frappes intensives de drones, sans une vraie distinction entre les civils et les combattants, analyse la coauteure du rapport, Cora Morris. En Éthiopie, par exemple, de nombreuses victimes de ces frappes viennent des régions de l’Amhara et du Tigré.»
Il y a quelques années, les frappes de drones provenaient essentiellement du contre-terrorisme américain. Les décisions de mener des exécutions extrajudiciaires dans des pays qui n’étaient pas directement en guerre avec les États-Unis, comme le Pakistan, constituaient la source principale de controverse, de critique et de débats juridiques.
Les drones sont désormais largement employés dans les guerres conventionnelles et civiles; près de 50 pays y ont recours dans leurs conflits. Ces armes bon marché, à fort impact, menacent de dépasser le droit international humanitaire (DIH) et de saper les normes de contrôle en matière d’armements. Des centaines de milliers de morts civiles ont été attribuées à des frappes de drones.
Pourquoi cette explosion?
Qu’est-ce qui cause la prolifération mondiale de drones? Le coût, et la praticité. Les drones moyenne altitude à longue endurance (MALE), autrefois réservés aux États-Unis, au Royaume-Uni, à Israël et à la Chine, sont désormais exportés pour un prix dérisoire par la Turquie et l’Iran, qui profitent des composants prêts à l’emploi, des designs modulaires et de la technologie en open source.
De nombreux gouvernements ont sauté sur l’occasion pour moderniser leur équipement militaire. Les drones ont beau coûter 1/1000ème du prix d’un bombardier ou d’un char d’assaut, ils détruisent malgré tout des cibles de grande valeur.

L’Ukraine a illustré ce puissant potentiel en juin. Au cours d’une opération impressionnante, Kiev a déployé une centaine de drones peu coûteux, pilotés en immersion (FPV), chacun valant entre 600$ (CHF490) et 1000$ à peine, selon le Center for Strategic and International Studies, pour frapper 40 avions de guerre russes situés dans quatre bases militaires.

Plus de 65 groupes non étatiques armés possèdent aujourd’hui des drones, selon le Danish institute for international studies.

Belkis Wille, de l’organisation Human Rights Watch (HRW), parle d’un «changement de paradigme».
Les drones commerciaux, facilement modifiables, permettent à des acteurs au budget réduit, ou à des particuliers dotés d’une imprimante 3D et d’un compte Amazon, de mener des frappes ciblées en milieu urbain.
«Maintenant, pour une somme dérisoire, vous pouvez cibler des civils de manière extrêmement précise», alerte Belkis Wille, directrice adjointe à la division Crises, conflits et armes de HRW.
Elle a publié un rapport en juin qui documenteLien externe comment les drones pilotes russes traquent les civils à Kherson, en Ukraine. Les opérateurs de drones russes utilisent des drones quadricoptères disponibles sur le marché pour lâcher des explosifs sur les civils, les piétons et les passagers de bus.
Le droit international humanitaire est-il dépassé?
Les Conventions de Genève et leurs protocoles additionnels interdisent déjà les attaques sans distinction et protègent explicitement les civils. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) note que la guerre par drones n’est pas en soi illégale selon le DIH, à condition que les parties adverses adhèrent aux principes de distinction, de proportionnalité et de précaution.
D’un strict point de vue du droit international humanitaire, «la personne qui contrôle à distance le drone et prend la décision de définir une cible doit se soumettre au DIH, soit appliquer les principes de distinction, proportionnalité et précaution, à la situation spécifique du moment», déclare Anna Rosalie Greipl, chercheuse à l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains à Genève.
Belkis Wille confirme. Selon elle, ce qui rend les drones si dangereux, ce n’est pas qu’ils se retrouvent en dehors du cadre légal existant, mais qu’ils permettent aux violations, comme le fait de cibler délibérément les civils, de se dérouler plus efficacement et dans un plus grand anonymat.

L’autonomie, l’IA, et les robots tueurs
Belkis Wille soulève aussi des inquiétudes concernant l’autonomisation des systèmes de drones, notamment ceux avec de l’IA intégrée, qui pourrait accélérer cette tendance. Elle fait référence à la Russie et à l’Ukraine, où la technologie de drones et les contre-technologies avancent rapidement.
Des drones augmentés à l’IA pourraient constituer très prochainement un champ de bataille. «Il y a plusieurs manières possibles de voir des robots tueurs sur le champ de bataille, et l’une d’entre elles, ce sont les drones», dit-elle.
La prolifération des drones, explique-t-elle, a mené à une prolifération de technologies de brouillage en réponse. Le brouillage est l’émission délibérée de signaux de fréquence radio ou d’interférence électromagnétique afin de brouiller, bloquer ou neutraliser les systèmes d’un drone.
Une solution au brouillage, que défendent certaines forces armées, serait la création de systèmes autonomes qui ne nécessitent aucune ligne de communication entre le drone et son opérateur, une fois que le drone a décollé. Le drone pourrait être entraîné, avec des centaines de milliers d’images de chars d’assaut, par exemple, à éliminer des cibles.
«Une fois que cela arrivera, ces drones pourraient entrer dans le domaine des robots tueurs, parce qu’il n’y a aucun humain dans la boucle, déclare Belkis Wille. Ce type de système de drone pourrait être entraîné à éliminer un enfant aussi facilement qu’un char d’assaut. C’est le scénario du pire vers lequel on pourrait bien se diriger.»
Une évolution sous haute surveillance du CICR. «Avec une simple mise à jour de logiciel ou un changement de doctrine militaire [les drones] pourraient facilement devenir les systèmes d’armement autonome de demain, qui choisissent des cibles et font usage de la force sans intervention humaine», avertit l’organisation basée à Genève dans son rapport sur les défis posés au droit international humanitaire, en 2024.
Des zones grises légales
Les principes du DIH nécessitent que les parties en guerre distinguent les combattants des civils, s’assurent que les attaques soient proportionnées par rapport au gain militaire visé, et prennent des précautions pour réduire au maximum les dommages causés aux civils. Mais l’usage accru de drones dans des environnements complexes soulève des défis s’agissant d’identifier des cibles légales et d’évaluer les dégâts potentiels infligés aux civils.
Anna Rosalie Greipl souligne l’enjeu des solutions par les systèmes d’IA: l’utilisation d’IA pour rassembler des données, pour analyser ces données fournies par des drones, et pour fournir des solutions à des décideurs militaires. Cela «peut être très problématique, selon la manière dont les humains utilisent ces informations pour évaluer la légalité de leurs décisions, sans savoir exactement comment fonctionnent les biais et les hypothèses intégrés dans cette technologie», déclare-t-elle.
Un autre enjeu réside dans le fait que contrairement aux militaires qui déploient des drones, qui ont une certaine «compréhension» du droit international humanitaire, les acteurs du secteur privé qui les fabriquent, dans des lieux tels que la Silicon Valley, n’en ont aucune, selon Belkis Wille.
Contrôles limités, réglementation disparate
Les contrôles internationaux actuels – le Régime de contrôle de la technologie des missiles, le traité sur le commerce des armes, et l’Arrangement de Wassenaar – sont insuffisants, selon Cora Morris. Ils n’ont pas réussi à endiguer l’expansion mondiale et le mauvais emploi des drones.
«Il est clair qu’il est urgent de coopérer au niveau international afin de réglementer la prolifération et l’usage des drones, dit-elle. Les cadres réglementaires actuels ont clairement montré leurs limites.»
Des discussions à l’Assemblée générale des Nations unies à New York et à Genève ont porté sur les armes autonomes, en particulier celles qu’on appelle «robots tueurs».
En mars 2024, le Portugal a dirigé une coalition de 21 États membres de l’ONU, appelant à plus de transparence et de responsabilité vis-à-vis des drones armés. Le Secrétaire général de l’ONU a enjoint les États de réglementer ou d’interdire les armes autonomes d’ici 2026.
«Nous sommes confrontés au problème de drones opérant avec des systèmes IA qui pourraient servir non seulement à identifier une cible, mais aussi à la sélectionner et faire usage de la force sans intervention humaine, estime Anna Rosalie Greipl. C’est là où on doit vraiment fixer des limites et restrictions claires.»
Infographies par Kai Reusser
Recherche de données et graphiques par Pauline Turuban
Recherche d’images par Helen James
Texte relu et vérifié par Virginie Mangin, traduit de l’anglais par Pauline Grand d’Esnon/dbu

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