«Traduire, c’est trahir» – le plurilinguisme entre choc culturel, créativité et gymnastique mentale
Changer de pays est souvent synonyme de changer de langue. Et parfois, changer de langue, c’est se découvrir autrement. Dans le troisième épisode du nouveau podcast de Swissinfo «Adieu, merci la Suisse», la linguiste Simone Morehed et la Suisse de l’étranger Eva Bruenisholz racontent les défis, les surprises et les jeux d’équilibre qui surviennent lorsqu’une nouvelle langue entre dans nos vies – et s’y installe.
«Dès que je rencontre quelqu’un, je précise tout de suite: je suis désolée, l’anglais est ma deuxième langue. Je le parle correctement, mais je n’en maîtrise pas toutes les subtilités», explique Eva Bruenisholz. Une stratégie qu’elle a développée après de nombreuses années à l’étranger.
Difficile en effet de rendre parfaitement, mot pour mot, l’intention, les nuances, l’émotion ou la culture de la langue d’origine: «Mon ancien professeur de latin disait toujours: traduire, c’est trahir… Je comprends de mieux en mieux ce concept.»
Écoutez le troisième épisode du nouveau podcast «Adieu, merci la Suisse» avec la linguiste Simone Morehed et la Suisse de l’étranger Eva Bruenisholz:
Rêver dans plusieurs langues
Pour Eva Bruenisholz, le plurilinguisme ne se limite pas à un outil utilitaire: il s’invite jusque dans son sommeil. «Ces deux dernières nuits, j’ai fait des rêves un peu plus violents que d’habitude. Je me suis rendu compte que dans le premier, je parlais en anglais, et dans le deuxième, en français.»
Quel est l’impact psychologique d’un déménagement à l’étranger? Comment gérer les défis personnels et professionnels du quotidien, dans une langue et une culture inconnues? Comment s’intégrer? Et à quels aspects doit-on particulièrement prêter attention lorsque l’on émigre avec des enfants? Plongez dans notre podcast audio et vidéo et explorez avec nous les multiples facettes de l’expatriation et de la vie à l’étranger. Disponible aussi en suisse allemand.
Les langues se mélangent, s’entremêlent. Ce mélange n’est pas neutre: il porte aussi des nuances émotionnelles. «La langue dans laquelle je me sens le plus à l’aise dépend de ce dont je parle… Si c’est dans un contexte professionnel, ce sera en anglais. Si je parle de sentiments, ce sera le français.»
Trouver le mot juste… dans une autre langue
Le quotidien d’une personne plurilingue est fait de micro-chocs linguistiques. De ces moments où le cerveau choisit sans prévenir la langue qui lui semble la plus précise. «Je pratique le bon franglais, c’est souvent ce qui me convient le mieux, explique Eva Bruenisholz. Il y a des mots qui ont des sens plus forts, auxquels je m’identifie davantage dans une langue que dans l’autre. Et l’idéal, c’est vraiment de pouvoir combiner les deux.»
Plus
«Adieu, merci la Suisse»: les routines familiales, un ancrage essentiel pour les enfants qui partent vivre ailleurs
Certains concepts n’existent d’ailleurs que dans une seule langue. Le mot alémanique «Fremdschämen, par exemple, qui signifie avoir honte pour quelqu’un d’autre, n’existe pas en français. Et certaines expressions jouent des tours: «En français, on dit mettre les pieds dans le plat, en anglais mettre les pieds dans la bouche», sourit la Suissesse.
Le vertige d’une langue totalement nouvelle
Ces glissements créent parfois des scènes cocasses. Eva Bruenisholz se souvient notamment d’un quiproquo survenu lors d’un voyage en Nouvelle-Zélande. «Je n’avais pas réalisé que leur accent transforme tous les e en i. À l’hôtel, je demande à la réception où se trouvent les toilettes, et la dame me répond ‘to the left’.» Sauf qu’avec l’accent néo-zélandais, left sonnait comme lift. «Je me suis donc mise à chercher un ascenseur partout.» Une simple voyelle, et c’est tout un sens qui déraille.
Le podcast «Adieu, merci la Suisse» est également disponible en vidéo. Visionnez le troisième épisode:
Au-delà des petites confusions du quotidien, Eva Bruenisholz se souvient de ses premiers cours de mandarin: «C’était une sorte de douche froide (….). Je voyais une langue où tout était totalement différent, et mon cerveau n’arrivait rien à relier.» Face à une langue sans ancrage, tout devait être reconstruit.
Gymnastique mentale et jeux linguistiques
Malgré les obstacles, l’apprentissage s’allège avec la pratique. «Plus j’apprends, plus c’est facile. C’est vraiment une gymnastique du cerveau.»
Cette gymnastique est d’autant plus efficace lorsqu’elle est ludique, souligne Simone Morehed, originaire de Suède et chargée de cours au Département de plurilinguismeLien externe à l’université de Fribourg: «Si on s’amuse, si on se dit ’je n’ai même pas l’impression d’apprendre, mais je le fais parce que ça me plaît’, alors c’est extrêmement positif.»
Plus
La newsletter pour tous les Suisses de l’étranger
Il y a à ses yeux une erreur majeure à éviter: «C’est de se dire, je ne vais jamais faire d’erreur, et du coup, ne rien faire et éviter tout contact avec la langue. C’est là que les blocages s’installent.» La clé? Se libérer de l’autojugement. «Ne pas avoir de gêne est essentiel, insiste Eva Bruenisholz. J’ai réalisé ceci lorsque je me suis rendue compte que je comprends quand même les gens qui parlent mal le français.»
L’âge joue un rôle – mais pas comme on l’imagine
Simone Morehed précise que l’âge influence bien l’apprentissage: «Plus on est jeune, plus on atteint un bon niveau.» Mais cela ne signifie pas que les adultes n’y arrivent pas. Les différences individuelles dans la manière d’apprendre jouent tout autant.
Elle évoque également un aspect peu connu: nos langues s’influencent en permanence, et l’impact concerne aussi la langue maternelle. «On imagine souvent la première langue comme un noyau stable, figé. Mais en réalité, les transferts vont dans tous les sens. Mon suédois par exemple est influencé par le français, qui influence l’italien…»
Des avantages au-delà du quotidien
Au-delà de la communication, le plurilinguisme apporte des bénéfices cognitifs significatifs. «Certaines études montrent que cela repousse les problèmes de mémoire. Être bilingue ou plurilingue aide le cerveau à continuer à se développer», avance Simone Morehed.
Apprendre une nouvelle langue n’est donc pas utile pour l’intégration ou le travail: c’est une manière de maintenir son esprit en mouvement, d’élargir sa perception du monde – et parfois, de se surprendre à rêver autrement.
Quelles chansons associez-vous à la Suisse? Nous avons posé cette question à nos hôtes et avons créé une playlist «mal du pays» avec tous leurs morceaux. Bonne écoute!
Relu et vérifié par Samuel Jaberg
En conformité avec les normes du JTI
Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative
Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !
Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.