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«On aurait pu y arriver il y a dix ans»

La poignée de mains entre les ministres des Affaires étrangères iranien Mohammad Javad Zarif et américain John Kerry (au centre), entourés de chefs de la diplomatie Chinoise Wang Yi et française Laurent Fabius, dimanche à Genève. AFP

Sans les blocages des ultras, à Washington comme à Téhéran, la crise nucléaire iranienne aurait pu connaître son dénouement il y a dix ans. Ancien directeur adjoint de l’AIEA, le Suisse Bruno Pellaud a suivi - et même accompagné - les négociations passées. Aujourd’hui, il salue l’accord «gagnant-gagnant» signé à Genève.

De 1993 à 1999, le physicien Bruno Pellaud a été directeur général adjoint de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) à Vienne, en charge notamment de la Corée du Nord et de l’Iran. Il a ensuite présidé de 2001 à 2009 le Forum nucléaire suisse. Pour lui, l’accord signé ce dimanche 24 novembre au terme de quatre jours de marathon diplomatique à Genève entre l’Iran et le groupe P5+1 (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Royaume Uni + Allemagne) laisse bien présager d’une détente dans l’interminable crise du nucléaire iranien.

swissinfo.ch: Qui sont les gagnants dans l’accord de Genève?

Bruno Pellaud: Je dirais les deux parties. Chacune a obtenu l’essentiel de ce qu’elle voulait. Les Iraniens ne perdent pas la face, puisqu’on leur reconnaît le droit de continuer à enrichir de l’uranium. Leur principe, comme me l’avait dit une fois un proche d’Ahmadinejad, c’est «tout ce qu’on a acquis, on le garde. Et si on nous empêche de faire d’autres choses, alors, on est d’accord d’arrêter». Quant à l’Occident, il a gagné une officialisation d’une transparence extrême du programme de l’Iran, qui soit dit en passant est déjà aujourd’hui le pays le plus contrôlé au monde par l’AIEA.

Cela dit, ma grande frustration, c’est qu’on en était là il y a déjà dix ans. A l’époque, l’actuel président iranien Hassan Rohani était négociateur en chef du dossier nucléaire et son collaborateur se nommait Mohammad Javad Zarif, devenu aujourd’hui ministre des Affaires étrangères. L’Iran avait arrêté son enrichissement en 2003 et quelques mois plus tard, les deux hommes avaient signé un accord temporaire et son protocole additionnel, qui permet des visites très très intrusives de l’AIEA. Et en échange l’Occident levait les sanctions.

Donc, en 2004, les Iraniens étaient prêts à accepter ce qu’ils ont accepté aujourd’hui. Mais les Européens ont traîné la patte, parce qu’ils espéraient voir Rafsandjani revenir à la présidence à l’échéance de 2005. Ils n’ont donc pas répondu aux offres iraniennes, et finalement, c’est Ahmadinejad qui a gagné l’élection.

Puis il y a eu l’accord de 2006, une fois encore presque identique à celui signé aujourd’hui. Alors que l’administration Bush avait mis les bâtons dans les roues pendant très longtemps, la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice avait fini par convaincre le président, contre l’avis des «faucons» de Washington. Hélas, cet accord a sauté parce que le Guide suprême Ali Khamenei et le président Ahmadinejad ont tiré le tapis sous les pieds de leur négociateur au dernier moment.

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swissinfo.ch: Il y a également eu les efforts déployés par la Suisse entre 2008 et 2010…

B.P.: Micheline Calmy-Rey, alors ministre des Affaires étrangères, avait encouragé ce rôle de médiateur, profitant du fait que la Suisse représente les intérêts américains à Téhéran. Il y a eu une activité assez intense, sous la conduite du secrétaire d’Etat Michael Ambühl. J’ai eu le privilège d’être conseiller dans cette équipe et d’aller à Téhéran avec lui. Ce que nous faisions, c’était d’essayer de trouver ce qui pourrait être acceptable aux Iraniens et aux Occidentaux. Et les gens nous écoutaient. Ali Larijani, qui préside aujourd’hui le parlement iranien, était alors le négociateur en chef, et presque chaque fois qu’il passait en Europe, il s’arrêtait à Berne pour voir Mme Calmy-Rey et M. Ambühl.

Et encore avant cela, il y avait eu les contacts de haut niveau établis par Tim Guldimann, ambassadeur suisse à Téhéran au début des années 2000. Il avait même transmis à Washington une feuille de route, approuvée, disait-il par le Guide suprême, et qui portait non seulement sur le nucléaire, mais aussi sur des dossiers où Américains et Iraniens pourraient avoir des intérêts communs, comme l’Afghanistan et la Syrie. Et les Américains l’ont superbement ignorée.

Mais finalement, et malgré trois rounds de négociations à Genève, rien n’a abouti. A l’époque, j’ai un peu eu l’impression que les Iraniens jouaient avec la Suisse, comme ils ont essayé par la suite avec la Turquie…

swissinfo.ch: Alors justement, pourquoi est-ce qu’on aboutit aujourd’hui? Est-ce l’effet Rohani? ou l’effet Obama?

B.P.: Certainement les deux. Obama a été prisonnier de son premier mandat, mais on pensait bien qu’au deuxième, il serait plus fort, même si je trouve que globalement, il a de la peine en politique étrangère. Et du côté iranien, il y a eu cette rupture. Rohani qui prend la politique étrangère en mains, avec un Guide suprême qui est faible, et qui ne peut pas immédiatement couper l’herbe sous les pieds de son nouveau président.

Il y a aussi la situation économique de l’Iran. Le pays a vraiment besoin d’un assouplissement des sanctions. On peut dire que les sanctions ont fait plier le régime. Rohani et Zarif ne font pas ça pour la beauté du geste diplomatique, ils y sont obligés. Et Rohani, s’il veut briguer un second mandat doit absolument arriver à quelque chose sur le plan économique.

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Etapes de l’accord avec l’Iran

Ce contenu a été publié sur Né à Oxford (GB), Mark Henley vit actuellement à Genève. «Bank on us» (Misez sur nous), son récent projet sur la crise bancaire, a remporté plusieurs prix, dont le Swiss Press Photo Awards 2012.(Photos: Mark Henley/Panos Pictures)

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swissinfo.ch: Le gouvernement israélien a immédiatement dénoncé cet accord, qui selon lui laisse à l’Iran tout loisir de construire une bombe atomique. Qu’en dites-vous?

B.P.: Non, alors là, Israël vit dans un autre monde. En fait, ce n’est pas la bombe qui les inquiète, c’est leur suprématie au Moyen Orient. Leur propre bombe leur confère une sorte d’immunité et en réalité, pour eux, l’Iran est un danger, pas tellement à cause d’un risque de bombe, mais à cause de son influence sur les pays voisins, sur le Hezbollah, sur la Syrie, sur le Liban. Israël est d’une mauvaise foi absolument flagrante. Quand j’étais à Vienne, j’avais tous les trois mois la visite de leur ambassadeur, qui me disait «les Iraniens sont à trois mois d’avoir la bombe». Et ça a duré six ans… Et maintenant, Netanyahou continue avec des exagérations. Mais ça n’a aucune valeur.

L’accord revêt la forme d’un «plan d’action conjoint» de quatre pages, au terme desquelles:

L’Iran accepte de cesser tout enrichissement d’uranium à plus de 5% et de démanteler les équipements nécessaires pour enrichir à plus de 5%; s’engage à neutraliser son stock d’uranium enrichi à près de 20% en le diluant et à ne pas construire de nouvelles centrifugeuses à uranium. Téhéran interrompra la construction d’un réacteur dans son usine d’Arak qui produirait du plutonium et s’abstiendra de construire une installation capable d’extraire ce plutonium à partir du combustible usagé. Enfin, l’Iran permettra l’accès quotidien de ses sites à des experts de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Les membres du P5+1 consentent à un allégement des sanctions limité, temporaire, ciblé et qui pourra être annulé, équivalant à environ sept milliards de dollars; n’imposeront pas de nouvelles sanctions pendant six mois si l’Iran respecte ses engagements; suspendront certaines sanctions sur l’or et les métaux précieux, le secteur automobile et les exportations pétrochimiques de l’Iran. De plus, les grandes puissances débloqueront 4,2 milliards de dollars, produit de sanctions sur les ventes de pétrole iranien.

En revanche, la plupart des sanctions américaines, commerciales et financières, resteront en vigueur dans les six mois à venir, comme les sanctions décidées par le Conseil de sécurité de l’ONU.

(Source: AFP)

swissinfo.ch: Pour vous, cet accord marque-t-il le début d’une détente dans la région?

B.P.: Détente entre l’Iran et l’Occident, oui. Il y a maintenant un capital de confiance qui a été acquis. Ce qui m’inquiète et m’intéresse à la fois, c’est la position des pays arabes. Il y a cette guerre de religion qui dure depuis plus de mille ans entre Chiites et Sunnites, et tout ça prend une importance incroyable, avec Al Qaïda qui joue sur cette animosité et plante des bombes tous les jours, avec les monarchies du Golfe qui craignent la montée en puissance de l’Iran, et qui peuvent à leur tour saboter des tas de choses, avec l’aide d’Israël d’une manière ou d’une autre. Ces monarchies dépendent d’une part des Américains, mais elles ne veulent pas voir l’Iran émerger comme un partenaire de l’Occident. Difficile d’anticiper comment tout ça pourrait évoluer.

swissinfo.ch: L’accord passé à Genève n’est valable que pour six mois. Certains disent déjà que les défis à surmonter pour arriver à un accord définitif sont énormes. Doit-on craindre de nouveaux blocages?

B.P.: Je ne serais pas pessimiste. Ce qui a été réglé à Genève, ce sont les points essentiels. Les détails, ce sera le sort de la centrale d’Arak et le protocole additionnel, qui ouvre la porte à des contrôles très pointus, mais encore une fois, Rohani et Zarif avaient déjà accepté ce protocole il y a dix ans. Ce qui pourrait arriver, c’est que le parlement iranien ne ratifie pas l’accord avant que des progrès significatifs aient été faits au niveau des sanctions. Mais même dans ce cas, les Occidentaux ne pourront pas claquer la porte. Il me semble vraiment que l’essentiel a été dit, et que la suite va dépendre des sanctions occidentales.

Tel qu’il sort de la mine, l’uranium ne peut ni alimenter une centrale nucléaire ni servir à fabriquer une bombe. En effet, l’isotope 235 est le seul dont on peut «casser» le noyau pour produire une réaction nucléaire.

L’uranium naturel ne contient que 0,72% d’uranium 235. L’enrichissement consiste à faire augmenter cette proportion. Pour être utilisé comme carburant dans une centrale, elle doit être de 3 à 5%.

Pour une bombe par contre, il faut dépasser les 90%. Mais le processus d’enrichissement n’est pas linéaire. Lorsque l’on atteint une proportion de 20% d’uranium 235 (comme c’est le cas en Iran), on a fait 60% de l’effort nécessaire pour arriver à la qualité militaire.

L’alternative, c’est de fabriquer une bombe au plutonium, élément pratiquement inexistant à l’état naturel et produit par les réacteurs des centrales nucléaires.

En plus des mines d’uranium, sites de recherche et sites d’enrichissement, l’Iran dispose à ce jour d’une seule centrale nucléaire productrice d’électricité, à Bouchehr, sur le Golfe Persique. De conception russe, elle est reliée au réseau depuis 2011.

Une autre centrale est en construction à Arak, entre Qom et Ispahan, dont le réacteur (prévu pour démarrer entre 2014 et 2015) pourrait produire en un an suffisamment de plutonium pour une bombe. A condition toutefois d’avoir une usine pour séparer ce plutonium des autres déchets. Or l’Iran n’en a pas, et l’accord de Genève lui interdira d’en avoir.

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