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«Prendre conscience que des choix sont possibles»

Une 'Archiborescence' de Luc Schuiten. Schuiten

Si la Maison d’Ailleurs à Yverdon-les-Bains est un musée de la science-fiction et des voyages extraordinaires, elle est aussi vouée à l’utopie. En compagnie de Patrick J. Gyger, qui fut l’âme des lieux pendant onze ans, réflexions autour de ce mot, «utopie», chargé d’espoirs… et de contresens.

En 1516, l’écrivain britannique Thomas More publie «De optimo rei publicae statu, deque nova insula Utopia», plus connu sous le titre de «Utopia». Un néologisme composé de la préposition négative grecque ou et du mot topos qui signifie lieu. Le mot signifie donc grosso modo «qui n’existe en aucun lieu».

La Maison d’Ailleurs, à Yverdon-les-Bains, que Patrick J. Giger a dirigé pendant onze ans, s’annonce «Musée de la science-fiction, de l’utopie et des voyages extraordinaires». Elle se devait donc de participer, en 2010, l’opération «Utopie et innovations», montée par la «Métropole Rhin-Rhône», soit une dizaine de villes françaises, suisses et allemandes allant de Bâle à Chalon-sur-Saône. Une opération montée dans la perspective de l’ouverture, en 2011, d’une ligne ferroviaire à grande vitesse dans la région. 

 

swissinfo.ch: Quel est votre bilan du projet transfrontalier «Utopie et innovations»?  

P.J.G.: Cette opération était en soi une utopie ! Je ne sais pas s’il y a eu des résultats concrets. Ce qui m’a paru le plus intéressant dans ce projet, c’est d’utiliser l’utopie comme thématique. Dans les périodes de questionnement, l’utopie sert de phare à la réflexion. Bien sûr, l’utopie gagne à ne jamais être mise en place. Comme disait Pierre Versins, «nous sommes environnés d’utopistes manqués qui malheureusement agissent». L’utopie, c’est une perspective vers laquelle se diriger, un lieu vers lequel tendre, mais surtout pas quelque chose à réaliser.

Lorsqu’on a présenté à la Maison d’Ailleurs l’exposition «Archiborescence» de l’architecte belge Luc Schuiten, qui propose un univers où la technologie a été maîtrisée, où l’on vit en symbiose avec la nature, ce n’est pas pour dire: il faut faire ça! Mais la vision positive d’un monde futur est importante.

La réaction du public a d’ailleurs été très forte. On a pu constater qu’on est en déficit d’alternatives. On vit actuellement dans une perspective unique selon laquelle «le capitalisme a triomphé». L’utopie consiste à perturber cette vision dominante d’un monde dont on ne sait pas comment sortir, à travers quelle alternative. On a fait par exemple une table ronde à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, qui proposait aussi des événements autour de l’utopie, sur le thème de la décroissance… qui est peut-être une utopie parmi d’autres.

 

swissinfo.ch: Il y a quelques années, dans le cadre d’un festival de philosophie à Saint-Maurice, Pascal Couchepin, alors ministre, avait martelé: «Surtout pas d’utopies! Il faut connaître les utopies pour les fuir!» en évoquant notamment le fascisme et le bolchévisme… Votre réaction?

P.J.G.:  Je le redis: une utopie ne doit pas être réalisée. Il s’agit de tendre vers des buts sans les atteindre, ce sont les idéaux de l’utopie qui doivent être suivis. Où Pascal Couchepin se trompe, c’est qu’avec le fascisme et le communisme, il ne s’agit pas d’utopies, mais de contre-utopies. On parle là de projets où des systèmes utopiques ont été utilisés, mais où les buts de l’utopie ont été oubliés en cours de route. Construire une société où tout le monde est égal, c’est intéressant à partir du moment où l’égalité ne passe pas par le fait de couper les têtes qui dépassent, bien sûr.

 

swissinfo.ch: Y a-t-il ou y a-t-il eu des utopies spécifiquement helvétiques? 

P.J.G.: On pourrait dire que la Suisse est presque un îlot d’utopie! On peut penser à ce joli film de Fredi Mürer, «Swissmade 2069», qui est une utopie et une contre-utopie en même temps. Un film qui montre où pourraient nous mener, poussés à l’extrême, l’isolation suisse, le fait de se couper de notre environnement européen, le fait de ficher les gens, de marginaliser ceux qui sont en décalage avec la société (lire «Ecran hallucinogène grâce aux Young Gods», ndlr).

swissinfo.ch: La limite est donc fragile entre utopie et contre-utopie. L’idée d’une Suisse non européenne, parfaitement sécurisée et la moins métissée possible, qui semble correspondre à l’idéal du parti nationaliste UDC, est-elle donc une forme d’utopie?

P.J.G.: Je crois que c’est une utopie dans le sens où elle n’est pas réalisable et qu’il ne faut surtout pas la réaliser. On peut être d’accord ou pas avec ce projet, mais, et on le voit avec l’initiative sur les criminels étrangers votée en novembre, c’est une utopie dans la mesure où ce n’est pas applicable. Il y a une vraie problématique entre un discours populiste – et peut-être utopique en l’occurrence – et le fait de s’inscrire dans un monde réel, qu’on ne peut pas maîtriser entièrement.

 

swissinfo.ch: Peut-on être un observateur des utopies sans avoir la sienne propre? Le cas échéant, comment se résumerait celle de Patrick Gyger?

P.J.G.: Je suis historien. Donc je suis plutôt là pour analyser les utopies des autres, et les utopies passées surtout. Mais comme je vais quitter le musée de l’utopie, je peux essayer de me prêter au jeu… Mon utopie, ce serait plutôt une ambition. L’idée que, à travers la culture et les arts en général, on peut transformer et ouvrir les mentalités, changer la perspective des gens sur leur environnement pour arriver à un monde que j’espérerais plus juste, et qui engloberait toutes les composantes de la société.

Accepter qu’on n’aille pas tous dans la même direction, et qu’on ne veuille pas tous la même chose de l’existence, et du pays dans lequel on vit, me paraît important. On ne souhaite pas tous se complaire dans les biens matériels, par exemple. Et on n’a pas tous forcément envie du dernier iPhone.

Passer par la culture et les arts pour moi est essentiel, non pas pour éduquer les gens, mais pour leur faire prendre conscience que des choix sont possibles. Mon utopie, c’est de penser qu’un lieu aussi petit que la Maison d’Ailleurs a un potentiel de transformation sur les gens qui y passent. Et j’ai la même ambition pour le «Lieu Unique» à Nantes.

 

swissinfo.ch: Beaucoup d’artistes qui avaient l’espoir de changer le monde sont retombés de haut…

P.J.G.: Il ne s’agit pas de changer le monde, mais le regard qu’on porte sur le monde, je crois. On sait que si on veut changer le monde, il faut se changer soi-même, et la manière qu’on a d’interagir dans notre environnement. Le monde changera tout seul…

Brésil. Patrick J. Gyger naît en 1971 à São Paulo. Il passe son enfance au Brésil

 

Historien. Formation d’historien à l’Université de Lausanne. Il publie en 1998 «L’épée et la corde: Criminalité et justice à Fribourg (1475-1505)».

 

Yverdon. Il devient directeur de la Maison d’Ailleurs en 1999, poste qu’il quittera début 2011.

 

Nantes. Prochain directeur du «Lieu unique», scène nationale de Nantes, il a développé des liens étroits avec la ville de Jules Verne en étant directeur artistique des «Utopiales», festival International de science-fiction de 2001 à 2005.

 

Prof. Il a enseigné à la Haute Ecole d’Art et Design de Genève ainsi qu’à l’Ecole Professionnelle d’Art Contemporain de Saxon (Valais).

Auteur. Il a publié de nombreux ouvrages consacrés à la science-fiction, ainsi que des collaborations avec l’Agence spatiale européenne (ASE).

A l’origine de la Maison d’Ailleurs, on trouve les travaux du français Pierre Versins qui a réuni une vaste collection d’ouvrages de science-fiction. Il est l’auteur de l’«Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction».

 

1976: Pierre Versins lègue son fonds à la ville d’Yverdon-les-Bains. La Maison d’Ailleurs est créée, sans être encore un musée. Pierre Versins assure la conservation jusqu’en 1981.

 

1989: La Municipalité installe la Maison d’Ailleurs dans les anciennes prisons rénovées. En 1991, le journaliste Roger Gaillard en devient le conservateur.

 

1998: Après de grosses coupes budgétaires, une Fondation est créée. L’historien Patrick J. Gyger devient conservateur.

 

2003:  Le collectionneur Jean-Michel Margot fait don à la ville d’Yverdon-les-Bains d’une des plus importantes collections consacrées à Jules Verne. La Maison d’Ailleurs est chargée de gérer et de mettre en valeur ce fond  de quelque 20’000 documents (articles, thèses, biographies, études littéraires).

 

2008: L’Espace Jules Verne, extension de la Maison d’Ailleurs, est ouvert.

 

2010: La Maison d’Ailleurs reçoit le Grand Prix de l’Imaginaire 2010, catégorie «Prix Européen».

Marc Atallah succédera en février à Patrick Gyger à la tête de la Maison d’Ailleurs.

Formé en physique à l’EPFL puis en Lettres à l’Université de

Lausanne (UNIL), Marc Atallah a soutenu en 2008 une thèse sur la littérature de science-fiction.

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