Enlèvements d’enfants en Suisse et ailleurs: «Les actes commis ne relèvent pas du passé»

Le Conseil fédéral a reconnu les persécutions commises à l’encontre des Yéniches comme un crime contre l’humanité. En Norvège et en Écosse, une telle reconnaissance se fait encore attendre. La Suisse n’a toutefois pas échappé à un long processus: des décennies ont été nécessaires avant d’atteindre ce tournant.
Les placements forcés d’enfants issus de familles yéniches, de 1926 à 1973, constituent un crime contre l’humanité. C’est la conclusion à laquelle est parvenu le professeur de droit international et de droit pénal Oliver Diggelmann dans un avis de droit. Un constat reconnu par la Suisse.
Il y a environ un an, le Département fédéral de l’intérieur a chargé Oliver Diggelmann de déterminer si les pratiques d’enlèvements d’enfants constituaient un «génocide» ou un «crime contre l’humanité». Deux organisations représentant des minorités avaient auparavant demandé la reconnaissance de ces actes comme un génocide.
Crime contre l’humanité
Fin février, le Conseil fédéral a publié l’avis de droit et reconnu l’existence d’un crime contre l’humanité. Le texte stipule que les enlèvements d’enfants et la destruction intentionnelle de groupes familiaux doivent être considérés comme des crimes contre l’humanité. En revanche, la qualification de génocide n’est pas retenue, la volonté d’«extermination physique» n’étant pas suffisamment démontrée.
En outre, l’expertise souligne que la persécution des Yéniches n’aurait pas été possible sans l’aide de l’État.
La Suisse fait ainsi partie des premiers pays européens à reconnaître les violations commises à l’encontre des cultures nomades comme des crimes contre l’humanité.
De nombreux pays se contentent de s’excuser

L’expérience montre que les États sont très réticents à reconnaître et à réparer leur propre histoire antitsigane, explique Neda Korunovska de la Roma Foundation for Europe. Ainsi, le Porajmos, le massacre de près d’un demi-million de Roms et de Sintis durant la Seconde Guerre mondiale, n’a été reconnu comme génocide qu’en 1982.
«La plupart des pays se limitent à présenter des excuses officielles. Rarement des réparations financières sont accordées – même lorsque les faits sont bien documentés», poursuit Neda Korunovska. L’une des rares exceptions est la République tchèque, qui indemnise, depuis 2022, les femmes roms stérilisées de force entre 1966 et 1990.
Dans d’autres pays, où des pratiques similaires à l’encontre des cultures nomades étaient courantes, des associations de soutien aux victimes militent pour que la Suisse reconnaisse ces crimes. Cette démarche suscite des réactions positives.
Il y a une «énorme différence» entre des excuses officielles et la reconnaissance d’un crime contre l’humanité, souligne Lillan Støen, secrétaire de l’organisation norvégienne Taternes Landsforening.
Un point essentiel: les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles. Les auteurs peuvent donc être poursuivis, même des décennies plus tard.
Réparation et excuses en Norvège

La Norvège n’a pas encore reconnu la persécution des Roms comme un crime contre l’humanité. Cela pourrait peut-être changer. Le travail de mémoire en Norvège a pris plus de temps qu’en Suisse. Alors qu’en Suisse les premières organisations autonomes de Yéniches et de Sintis se sont formées dès les années 1970 et 1980, ce n’est que dans les années 1990 qu’elles ont vu le jour en Norvège. Sans la pression exercée par ces organisations et la couverture médiatique croissante, le processus de reconnaissance et de réparation s’est enclenché plus tardivement.
En 1986, le conseiller fédéral suisse Alphons Egli présente les premières excuses officielles pour la participation de la Confédération à l’opération «Enfants de la grand-route». En Norvège, il faut attendre 1998 pour que le gouvernement et l’Église présentent leurs excuses aux Romanis pour les injustices subies.
Les deux pays ont par la suite pris des mesures de compensation financière. En Suisse, le Parlement approuve en 1988 et en 1992 un total de onze millions de francs pour des réparations individuelles – jusqu’à 20’000 francs par personne. La Norvège adopte en 2024 une mesure similaire. Le montant accordé se révèle néanmoins nettement inférieur: un maximum de 20’000 couronnes, soit quelque 1600 francs. Un fonds de soutien aux projets de réparation collective a également été mis en place. Il finance notamment l’exposition «Latjo Drom» au musée Glomdals à Elverum, consacrée à l’histoire et à la culture romani.
L’Europe compte douze millions de Roms, ce qui en fait la plus grande minorité du continent. Cette population très hétérogène est unie par une langue commune, le romani. Bien que la grande majorité des Roms ne mènent pas une vie nomade, ils ont longtemps été considérés par la population majoritaire comme une minorité itinérante. Une perception héritée d’une longue histoire de persécutions.
Le terme Sintés désigne les Roms établis depuis des siècles en Europe de l’Ouest et centrale, notamment en Allemagne, où ce nom est très répandu. Les Roms présents depuis le 16e siècle en Norvège se désignent eux-mêmes comme Taters ou Romanis, pour se différencier des Roms arrivés plus tard, après l’abolition de l’esclavage en 1856, depuis les territoires de l’actuelle Roumanie.
Les Travellers et les Yéniches
Les Travellers vivant en Écosse et en Irlande se désignent eux-mêmes comme Nawken et Mincéirí. Ils ne sont pas apparentés au groupe ethnique des Roms et parlent leur propre langue, mais ont également été considérés comme des «gens du voyage» par la société majoritaire et sont victimes des mêmes stéréotypes et discriminations antitsiganes.
Il en va de même pour les Yéniches, présents en Suisse, mais aussi en France et en Allemagne voisines. Cette population a également sa propre langue et culture.
Dans les deux pays, des rapports historiques approfondis ont également été publiés. En Suisse, les résultats de trois projets ont été présentés en 2007. En Norvège, le comité Tater/Romani, spécialement créé à cet effet, a livré ses conclusions en 2015.
Ces démarches ne se sont pas déroulées sans heurts ni critiques. Ainsi, des organisations romani, comme Taternes Landsforening, dénoncent le fait que, depuis 2019, le financement des projets soit placé sous la responsabilité du Conseil culturel de l’État. Auparavant, c’est la Cultural Fund Foundation, dirigée par des membres de la minorité elle-même, qui distribuait les fonds – jusqu’à ce que le gouvernement lui retire cette responsabilité pour cause d’irrégularités.
La récente reconnaissance de ces actes comme crimes contre l’humanité par la Suisse n’a également pas été exempte de controverses. Comme l’a révélé l’hebdomadaire de gauche alémanique WOZLien externe, les excuses prévues par le gouvernement ont été annulées au cours de la procédure administrative.
La cheffe du Département fédéral de l’intérieur Elisabeth Baume-Schneider s’est contentée de réitérer les excuses de 2013, qui s’adressaient de manière générale aux victimes de mesures de coercition à des fins d’assistance et de placements extrafamiliaux. L’absence d’excuses explicites envers les Yéniches et les Sintis a suscité la déception des personnes concernées.
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Ce n’est qu’au cours des cinq dernières années que des victimes des enlèvements d’enfants et des «Tinker Experiments» ont commencé à exiger des excuses officielles pour ce sombre chapitre de l’histoire. En réponse, le gouvernement écossais a chargé en 2023 l’Université de St Andrews de mener un projet de recherche historique.
Ce projet n’a cependant bénéficié que d’un financement limité. Et les fonds prévus pour une deuxième étude, qui devait recueillir et analyser les témoignages des personnes concernées, ont même été retirés. Dans son rapport, l’équipe de recherche critique cette décision: «Il est important de reconnaître qu’il existe aujourd’hui encore des survivantes et survivants de cette politique, dont les voix doivent être entendues et le droit à une indemnité pris en compte.»
Ce point de vue est partagé par Lynne Tammi-Connelly, militante de la communauté Traveller qui œuvre en Écosse pour la reconnaissance des actes commis, des excuses officielles et des réparations financières. «Les actes commis ne relèvent pas du passé, mais persistent et continuent de marquer le présent», explique-t-elle à swissinfo.ch.
L’activiste a suscité l’attention des médias fin février lorsqu’elle a elle-même mis en ligne le rapport de recherche encore non publié. Elle justifie son geste par le fait que le rapport, bien qu’achevé en septembre 2024, était toujours retenu par le gouvernement. Elle craint que ce dernier ne supprime des aspects du rapport jugés sensibles.
Dans une déclaration au TimesLien externe en février, une députée écossaise indiquait que le gouvernement collaborait avec les chercheuses et chercheurs. Toutefois, «aucune version finale n’a encore été arrêtée.» Une formulation qui peut laisser sous-entendre une conception particulière de la recherche indépendante par le gouvernement écossais.
Une portée actuelle
La question de savoir si le gouvernement écossais reconnaîtra un jour les injustices passées et prendra des mesures pour y remédier reste ouverte. Même avec le rapport en main, cela pourrait encore prendre du temps. Comme le montrent les exemples de la Suisse et de la Norvège, il s’agit de longs processus.
Or, ces derniers sont essentiels pour éviter que les erreurs du passé ne se répètent et pour mieux comprendre la situation actuelle des minorités. «Il ne s’agit pas d’une politique qui remonte à plusieurs siècles», souligne Neda Korunovska, de la Roma Foundation for Europe. Les crimes antitsiganes restent profondément ancrés dans la mémoire collective des Roms.
Il en va de même pour les Yéniches, les Travellers et les Romanis: les personnes touchées par les enlèvements d’enfants, les stérilisations forcées et l’assimilation vivent aujourd’hui encore avec les conséquences de ces actes. Les traumatismes se transmettent de génération en génération, tout comme la méfiance envers les institutions étatiques.
«La persécution et la discrimination structurelles et systématiques des Roms, ainsi que d’autres groupes, qui ont perduré jusqu’à récemment, doivent être portées à la connaissance du grand public», déclare Neda Korunovska. Ce n’est qu’ainsi qu’un véritable changement de mentalité et des transformations profondes pourront émerger.

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Texte relu et vérifié par Benjamin von Wyl, traduit de l’allemand par Zélie Schaller/op

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