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Une artiste bengalie rapproche Est et Ouest en passant par la Suisse

Ishita Chakraborty dans son studio
Ishita Chakraborty s'est installée récemment dans son nouvel atelier situé dans une ancienne fabrique de chaussures. Un espace de travail spacieux qui lui a permis de développer des installations plus conséquentes comme celles exposées au Musée des Beaux-Arts d’Argovie. Thomas Kern / SWI swissinfo.ch

Résidente depuis 2018 en Suisse, l’artiste d’origine indienne Ishita Chakraborty approfondit son travail en gommant les frontières entre l'Inde et le Brésil. Interrogée dans son atelier près d’Aarau, elle évoque son éducation restrictive et la façon de transcender l'art par la cuisine.

Ishita Chakraborty est l’une des personnalités les plus célébrées cet été dans la ville d’Aarau, à 50 km à l’ouest de Zurich, où son nom est visible sur les affiches qui présentent son exposition jusqu’en août au Musée des Beaux-Arts d’Argovie (Aargauer Kunsthaus). C’est grâce à l’obtention du Prix culturel Manor, récompense importante en Suisse, qu’elle a pu franchir ce pas et conforter son statut actuel de talent prometteur de la scène suisse.

Nourrie par ses nombreux voyages, expérimentations poétiques et un travail acharné, cette artiste continue de remettre l’ouvrage sur le métier. 

Nous l’avons rencontrée, enthousiaste mais aussi débordée, dans son atelier situé en périphérie d’Aarau, avant qu’elle ne parte à Londres et Liverpool pour d’autres recherches. Car outre répondre aux prix et autres invitations, elle prépare ces jours-ci une nouvelle exposition en septembre à la Galerie Peter Kilchmann, un prestigieux marchand d’art zurichois.

Des instantanés de voyage collés sur le mur
Des instantanés de voyage collés sur le mur de son atelier ou comment relier l’Amazonie brésilienne aux Sundarbans en Inde. Thomas Kern / SWI swissinfo.ch

Obstacles à surmonter

C’est à Shearaphuli, un petit village situé à environ 30 km au nord de Calcutta, que l’artiste est née. Elle a ensuite grandi dans le nord de la province du Bengale, près de l’Himalaya, avant d’aller accomplir ses études à Calcutta. Elle nous indique d’emblée avoir dû «repousser dès son plus jeune âge plusieurs limites» au sein d’une société patriarcale où le genre était une barrière. Même si sa famille, côté maternel, était progressiste.

La classe sociale fut un autre défi à surmonter, plus que son affiliation à une caste. «J’appartiens à une caste supérieure, non une classe supérieure. Ma famille vient de la classe moyenne inférieure». La pigmentation de sa peau a également joué un rôle. «Je suis née avec la peau si foncée que je n’étais pas la bienvenue dans certaines branches de la famille». Mais l’artiste affirme n’avoir jamais «été mise en boîte» ou avoir «dû jouer à la femme obéissante». 

Après une carrière universitaire itinérante et de petits boulots effectués le plus souvent à Calcutta, elle a décidé un beau jour de déposer son dossier de candidature pour une résidence artistique à Aarau. Elle ne connaissait alors presque rien de la Suisse, sauf quelques séquences tirées des films de Bollywood tournées dans les Alpes. Et des affiches de paysages cheap. «Je n’éprouvais pas le besoin d’aller en Europe, mais j’étais curieuse».

Ishita Chakraborty
Ishita Chakraborty installe l’une de ses premières expositions à Calcutta, peu après avoir obtenu son diplôme de l’Université Rabindra Bharati. Image fournie par Ishita Chakraborty

La carte mentale

Puis sa résidence de six mois à Aarau a été suivie d’un Master obtenu à la Haute École d’art de Zurich (ZHdK). Elle s’est ensuite mariée avec le photographe suisse Thomas Kern, auteur des photos illustrant cet article (Thomas Kern est éditeur visuel chez SWI swissinfo.ch).

Voyages et études aidant, le champ de vision d’Ishita Chakraborty s’est élargi. «En observant mon itinéraire personnel, je note que mes angles sont devenus plus intersectionnels avec le temps. Au début, je m’intéressais au genre, à la race, à la classe. Mes intérêts sont désormais plus vastes. Mais en raison de mes fréquents déménagements, mon narratif lié au domicile et aux migrations était déjà présent avant de venir m’installer en Suisse».   

La Suisse lui a cependant offert la possibilité d’explorer de nouvelles dimensions. Car Ishita Chakraborty travaillait au début de sa carrière à petite échelle, s’exprimant au travers d’aquarelles et de petits formats. «Un travail en lien avec les espaces dans lesquels je vivais. À savoir de petites pièces souvent. Je voyageais aussi beaucoup en train et en bus. Mais grâce aux bourses et prix obtenus, j’ai pu m’offrir un studio. Ce qui a ouvert mon espace physique et mental et le prélude à des installations plus grandes. Mais je n’abandonne pas le petit format, j’alterne entre grand et petit».

Confrontée en Inde à des questionnements sur le genre, la classe ou la race, l’artiste a dû composer avec le colonialisme en arrivant en Europe. Sa démarche l’a ainsi conduite à analyser, du point de vue du colonisé, les traces laissées par les colons portugais sur une route tracée jadis par eux.

«Êtes-vous Indienne?»

L’Inde et le Brésil sont a priori aux antipodes et trop distants pour avoir pu développer au gré du temps des liens solides au-delà des simples relations commerciales habituelles, ou diplomatiques via les Brics, le groupement d’une dizaine de pays où eux-mêmes siègent. Or Inde et Brésil étaient il y a cinq siècles beaucoup plus proches qu’il n’y paraît, dominés alors par la même puissance coloniale, le Portugal, lequel s’était accaparé les côtes.

C’est lors d’une exposition à Bâle et la rencontre fortuite avec la céramiste et activiste amazonienne Vandria Bonari qu’Ishita Chakraborty a commencé d’échafauder une exploration en Amazonie. Les propos que les deux femmes ont échangés auront un prolongement pendant ce voyage.  

Ishita Chakraborty se rappelle que la céramiste lui a demandé «Êtes-vous Indienne?». Elle lui a répondu, se demandant si elle était si typée, «oui, comment le savez-vous?». «Elle voulait savoir, en riant, à quelle communauté j’appartenais. Nous avons réalisé que nous étions les deux des Indiennes, selon la dénomination que les colons nous avaient attribuée en Inde et aux Amériques.

À la suite de cette rencontre, Ishita Chakraborty a sollicité une bourse auprès de la Fondation suisse pour la culture, Pro Helvetia, afin de pouvoir passer en 2024 trois mois en Amazonie, côté brésilien. «Les cartes que j’ai en tête sont petites, mais s’agrandissent lorsque c’est nécessaire», dit-elle.  

C’est par le truchement de leur vocabulaire en commun que les deux artistes ont mieux compris leurs liens. «Ma langue maternelle recèle nombre de mots portugais, car j’ai grandi dans le delta du Gange, près de la rivière Hooghly. Les Portugais possédaient là-bas un comptoir avant que les Britanniques ne s’en emparent. Dans ma langue bengalie, je dis janela pour la fenêtre et varanda pour le balcon, parmi les empreintes portugaises».

Nature morte en mouvement: le bureau de l'artiste.
Nature morte en mouvement: le bureau de l’artiste. Thomas Kern / SWI swissinfo.ch

Nature et culture ne font qu’un

Pour l’artiste, ces mots sont devenus un pont idéal entre deux cultures et une passerelle entre les deux femmes. «Je n’avais pas de projet précis en tête quand je suis partie en Amazonie. J’ai expliqué à Pro Helvetia que je ne voulais rien produire lors de mon séjour sur place. Car en Occident, on a souvent tendance à me presser pour produire. Je voulais désapprendre cette approche, mon premier but étant d’aller vivre avec les autochtones».   

Ainsi a-t-elle pu séjourner avec les communautés dans la région du bas Tapajós, dans l’État de Pará, dont la capitale Belém accueillera en novembre la Conférence internationale sur le climat (COP30). Ishita Chakraborty a utilisé en Amazonie sa recette déjà appliquée plus tôt dans les Sundarbans, le plus grand delta de mangrove du Bengale, près de la frontière entre l’Inde et le Bangladesh. Dans les deux cas, explique-t-elle, «les populations ne font pas de distinction entre nature et culture, une coexistence ancrée dans la vie quotidienne et les nombreux rituels».  

Ishita Chakraborty marche pieds nus et à marée basse dans la forêt de mangrove boueuse.
Ishita Chakraborty marche pieds nus et à marée basse dans la forêt de mangrove boueuse. Elle s’y est rendue pour collecter des échantillons de plantes, prendre des photos et pour pouvoir écouter le son des Sundarbans. Autant d’outils de recherche et de ferments pour ses œuvres. Les Sundarbans font partie du Bengale-Occidental et sont situés à proximité de l’endroit où l’artiste a vécu une grande partie de sa jeunesse. Thomas Kern

Dans le parc des Sundarbans en Inde, l’artiste était partie en quête des chants de résistance de la communauté des femmes pêcheuses. «Leurs récits et chansons parlent de la nécessité de ne pas ‘surconsommer’ la forêt. Elles chantent la richesse de la diversité de l’écosystème. Une forêt dense en crocodiles, tigres, poissons et êtres humains. Mais ce n’est pas tant cette beauté-là qui m’intéressait, mais le récit de ces femmes».  

Favoriser le curry

La cuisine figure aussi en bonne place parmi les rituels des pêcheuses des Sundarbans et d’autres communautés indigènes peuplant l’Amazonie. L’impact qu’a eu la colonisation sur les transferts des plantes et le mélange des goûts y est mis en évidence par la mixité des ingrédients et épices.

Les Portugais ont introduit la noix de cajou en Inde et ont emporté des graines de mangue et des noix de coco jusqu’au Brésil. Pour Ishita Chakraborty, les mélanges de curry que l’on retrouve aujourd’hui dans les supermarchés en Occident, même si «nous ignorons parfois ce que peuvent bien contenir ces petits pots» dit-elle, reflètent ces migrations.

La perception que l’on peut avoir du curry doit beaucoup aux échanges et à la colonisation, et aux transferts des plantes. Des histoires et des récits propres aux migrations avec lesquels «j’aime tisser des associations».

Ishita Chakraborty dans son studio
Les affiches des dernières expositions ornent les murs de son atelier, là où Ishita Chakraborty passe beaucoup de temps. Elle y cuisine aussi lorsqu’elle reçoit des conservateurs et d’autres visites. Thomas Kern / SWI swissinfo.ch

Chaque famille et chaque cuisinière ou cuisiner en Inde prépare également son propre curry, précise-t-elle. «Une épice selon la région, la saison, la température. Chaque ingrédient joue un rôle particulier pour l’organisme. Combien de cumin pour un curry et pourquoi utiliser des graines de coriandre crues? Parce que c’est utile pour reposer le corps! Quand vous ajoutez une quantité de paprika, la même quantité de curcuma doit y être additionnée pour l’équilibre du corps en fonction de la chaleur ambiante».  

Texte relu et vérifié par Catherine Hickley, traduit de l’anglais par Alain Meyer/dbu

Ishita Chakraborty – Prix d’art Manor 2024Lien externe

Exposée à l’Aargauer Kunsthaus jusqu’au 24 août 2025

Ishita Chakraborty à la Galerie Peter KilchmannLien externe

Du 19 septembre au 25 octobre 2025, Zurich.

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