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«Le camp de concentration de Bergen-Belsen est ma patrie»

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Katharina Hardy, le 44 février 2020 à Zurich. Annette Boutellier

La musicienne Katharina Hardy a survécu à deux camps de concentration. Réfugiée en Suisse, elle a longtemps gardé le silence sur cette horreur. Témoignage de celle qui fut l'une des dernières témoins de l'Holocauste en Suisse. 

Il est impossible de décrire Katharina Hardy, son rayonnement, son énergie; cette attention. Il faut la rencontrer pour comprendre des phrases telles que: «Bergen-Belsen est ma patrie». Nous avant recueilli son témoignage peu avant son décès, qui est intervenu le 5 août 2022 à Spiez.

Sa vie? Elle la divise en trois parties.

Première période: née en 1928 à Budapest, elle commence à jouer du violon à l’âge de six ans. L’antisémitisme galopant empoisonne de plus en en plus son enfance. On lui crache dessus dans la rue, et la prestigieuse Académie de musique Franz Liszt finit par l’exclure à onze ans, «parce que je suis juive».

Puis la déportation dans deux camps de concentration: Ravensbrück et Bergen-Belsen. Katharina Hardy a 16 ans et pèse 29 kilos lorsque des soldats britanniques la trouvent, seule survivante dans la baraque.

La deuxième période va d’avril 1945 à l’invasion des troupes soviétiques en Hongrie en 1956. Son violon est toujours là lorsqu’elle revient à Budapest en août 1945, mais cassé, démoli par les «soldats russes». Une organisation humanitaire américaine lui en offre un nouveau.

Alte Fotos von zwei Mädchen
Deux photos de Katharina Hardy avec sa sœur (au piano). Annette Boutellier

Elle recommence à s’exercer, tous les jours, de manière obsessive. «J’étais quelqu’un d’autre, je n’étais plus celle qu’on avait déportée. Je suis revenue en disant que tout ce que j’avais vécu était faux. Il n’y avait plus que le travail qui comptait». La nuit, en rêve, sa mère et sa sœur sont assises au bord de son lit, pendant des années. «C’était la vie nocturne. Le jour, tout cela n’existait pas».

La troisième période, la plus longue, commence en 1956 avec la fuite de Hongrie par la frontière vers l’Autriche, à pied dans la neige avec son mari et deux jeunes enfants de trois et quatre ans. Ils fuient les troupes soviétiques, les tanks à Budapest.

Là où ils arrivent finalement, à Regensdorf dans le canton de Zurich, personne ne sait que cette histoire de fuite en cache une autre: «J’ai gardé le silence pendant cinquante ans». Personne ne connaissait cette autre partie d’elle qui est toujours là, «chaque jour». Katharina Hardy poursuit: «Je m’efforce de mener une vie normale, de m’adapter. Mais pour moi, cette vie normale est ridicule. Parce que les gens ignorent tout ce qui pourrait être, tout ce qui est possible».

Être parfait

Elle est assise à la table de la cuisine et déplace une tasse de café. La tasse est posée sur la mauvaise soucoupe, celle qui est destinée aux pâtisseries. Katharina Hardy échange les assiettes. «Il faut que tout soit en ordre».

Elle ne supporte pas le désordre dans les petites choses, que les verres ou les casseroles ne soient pas à leur place, «au millimètre près». Elle devient alors, très vite, très énervée. La phrase suivante reste en suspens: «Si je n’ai plus d’ordre là non plus…»

Elle se tait. Pose des biscuits sur la table, des biscuits faits maison. Ce qu’elle fait, elle le fait entièrement: «Il faut être parfait. On devrait toujours essayer d’accomplir ses tâches à la perfection». Katharina Hardy ne laisse aucune place aux demi-mesures. Implacable même lorsqu’elle enseigne le violon, elle n’admet pas les erreurs.

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Ce qu’elle exige d’elle-même et des autres, sa mère le lui a autrefois demandé: une discipline sans compromis. La mère, qui n’était pas elle-même musicienne, veilla à la pratique musicale de ses deux filles — l’aînée Piroska jouait du piano, sa cadette de sept ans Katharina, du violon. Même pendant les vacances à la campagne chez les grands-parents: «Le professeur de violon ou un professeur de théorie nous accompagnait systématiquement». Katharina Hardy poursuit: «J’ai survécu aux camps de concentration aussi grâce à cette discipline».

Les coups de fouet

En novembre 1944, les Croix fléchées hongroises, qui collaborent avec les nazis, font sortir Katharina et sa mère de l’appartement. La rue grouille de gens, des juifs et des juives, qui sont emmenés vers une fabrique de briques désaffectée. Ils y restent trois jours, puis la marche commence.

120 kilomètres à pied dans le froid, sous la neige. Ils passent la nuit sur des terrains de football, à l’extérieur. La mère secoue Katharina pour qu’elle ne meure pas de froid. Puis un arrêt dans un chantier naval au bord du Danube, trois jours dans des conditions d’hygiène catastrophiques. La mère tombe malade de la dysenterie. Par hasard, elles retrouvent le père, qui avait été déporté plus tôt.

Lorsqu’elles doivent poursuivre, la mère, très faible, peut à peine marcher. Katharina la traîne derrière elle. Elles sont ensuite enfermées dans une cellule de la forteresse de Komárom en Slovaquie. Sur le sol en pierre, de la paille et une couverture.

Ici, le récit se décompose en fragments. Le souvenir a des contours précis, mais en parler? Des phrases courtes, comme jetées au hasard, des images intérieures, effleurées par des mots. La mère est allongée sur la paille, gravement malade. Elle veut boire du lait. Katharina retire son alliance, prend son courage à deux mains et va voir un surveillant. Elle échange le bijou contre un verre de lait, un seul.

Puis le bruit d’un fouet qui claque, les soldats éloignent Katharina. Elle entend sa mère prononcer une dernière chose, l’adresse de son propre frère à New York. Pendant la marche, sa mère lui avait déjà répété cette adresse, «je ne l’ai jamais oubliée».

Katharina se retourne encore une fois, «ma mère ne pleurait pas». Elle sait qu’elle n’aurait pas pu la sauver ni empêcher sa mort. Mais que se serait-il passé si elle était restée? «Je m’en veux encore aujourd’hui».

«La normalité, c’était la mort»

Elle passe deux mois, janvier et février 1945, au camp de concentration de Ravensbrück, avant d’être déplacée à Bergen-Belsen. Elle ne dit rien de ce qu’elle y vit, vécut. Mais elle décrit précisément les effets de ces horreurs, la façon dont elles l’ont changée, elle et ses perceptions.

Dans un camp de concentration, tout est inversé, explique Katharina Hardy: «La normalité, ce n’était pas la vie. Ce qui était normal, c’était la mort». La présence physique quotidienne de la mort, les corps à terre, les fusillades incessantes — la vie était l’exception. Ce renversement l’a transformée.

Sa vision de la vie et de la mort bascule pour toujours. «Je ne vois pas le monde comme les autres le voient. En fait, j’appartiens aux morts de Bergen-Belsen. J’appartiens à l’endroit où j’ai été le plus marquée».

Lorsque les soldats britanniques libèrent Bergen-Belsen le 15 avril 1945, elle est allongée sur le sol, les jambes repliées, incapable de les étirer, de se lever. Elle ne pouvait pas avaler ni manger: «J’étais dans un état crépusculaire depuis des semaines». Elle est envoyée dans un hôpital militaire.

En juin 1945, après avoir pris six kilos, elle en pèse 35. Sur une liste de noms de survivantes et survivants, elle voit celui de son père — qu’elle retrouvera à Budapest. «Ce fut la seule fois où je vis mon père pleurer». Ils se réinstallent dans l’ancien appartement. Il manque un mur, il fait un froid glacial, «nous n’avions pas d’argent pour le reconstruire».

Quand elle reçoit son nouveau violon, elle commence à s’exercer. Elle s’entraîne, malgré le froid, les doigts gourds. «Lorsque je suis revenue à Budapest, j’étais une autre personne, avec une âme incroyable. J’avais vu un monde inversé. Il n’y avait pas de Dieu, il n’y avait rien. Juste le travail et aller de l’avant. De la pure dureté. Et cette dureté, je l’ai gardée».

Plus tard, elle va arracher à la mort une immense quantité de vie. Une carrière de musicienne, une grande famille: trois enfants, cinq petits-enfants, trois arrière-petits-enfants. Beaucoup devinrent musiciens comme elle, un fils, deux petits-fils, une petite-fille: «J’ai fondé une dynastie de musiciens», dit-elle avec fierté.

On ne peut pas décrire Katharina Hardy, il faut la rencontrer pour comprendre que ces deux phrases, «cela ne vous quitte pas une seconde», et «j’ai une vie magnifique, en quelque sorte», ne sont pas contradictoires.

Traduit de l’allemand par Lucie Donzé

Le livre de Simone Müller: Bevor Erinnerung Geschichte wird. Überlebende des Holocaust in der Schweiz heute. 15 Porträts (en allemand). Paru aux éditions LimmatLien externe, 2022.

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