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Derrière les grues de chantier, Jean-Stéphane Bron dévoile l’architecture de l’inégalité

Jean-Stéphane Bron sur le plateau de sa première série de fiction, «The Deal».
Jean-Stéphane Bron sur le plateau de sa première série de fiction, «The Deal». David Koskas

Largement applaudi pour ses documentaires qui dissèquent le pouvoir et la société, le réalisateur suisse Jean-Stéphane Bron s’est entretenu avec Swissinfo au sujet de sa première série de fiction, The Deal, et de son nouveau documentaire, Le Chantier, dont les deux avant-premières ont été projetées au dernier festival du film de Locarno.

Jean-Stéphane Bron a présenté en avant-première son dernier documentaire, Le Chantier, et sa première série de fiction, The Deal, au 78e Festival du film de Locarno (5 au 15 août 2025). Jean-Stéphane Bron explore des thèmes qui vont des hautes sphères politiques aux histoires humaines les plus intimes, sondant les mouvements du monde. Ses films combinent observations de la condition humaine et explorations du fonctionnement de la société.

Quand je rencontre Jean-Stéphane Bron à Locarno, il propose de s’asseoir sur un banc public. Une brise adoucit la chaleur de cette mi-journée, alors qu’on rejoint le reste des passants à l’ombre, un décor approprié pour un réalisateur dont le travail dépeint côte à côte les puissants et les gens ordinaires.

Nous commençons par parler du Chantier, qui suit la rénovation du Pathé Palace au cœur de Paris. Le bâtiment historique a rouvert ses portes en juillet 2024 après une rénovation qui a permis d’édifier des plus grandes salles ainsi qu’un atrium de verre.

Ce projet synthétise des thématiques que Jean-Stéphane Bron explore depuis longtemps, cette fois à travers le prisme particulier d’un chantier de construction. Le film suit la relation entre architectes, propriétaires, entrepreneurs, ingénieurs, ouvriers, et personnel de ménage. Fasciné par le chantier, il y voit une métaphore pour une société post Covid-19 en pleine reconstruction.

«Ce chantier est parfait parce qu’il rassemble tout ce que j’aime: c’est un lieu clos, normalement interdit d’accès. C’est spectaculaire, comme de l’art cinétique, un monstre en mouvement, qui bouge de haut en bas comme une installation de [Alexander] Calder ou [Jean] Tinguely», dépeint Jean-Stéphane Bron, en référence aux deux sculpteurs modernistes.   

Au cœur de Paris: le fameux cinéma Pathé Palace, le site de construction dépeint dans «Le Chantier».
Au cœur de Paris: le fameux cinéma Pathé Palace, le site de construction dépeint dans «Le Chantier». Les Films Pelléas

Les dynamiques de classes à la loupe

Les grues font partie du décor de toutes les villes. Ces machines imposantes apparaissent comme par magie au cours de la nuit, annonçant le début de la construction. Mais combien sommes-nous à avoir déjà assisté à leur assemblage? Dans une époque dominée par la technologie et l’automatisation, la caméra de Jean-Stéphane Bron s’attarde sur ce qui demeure résolument humain: le travail, minutieux et physique, de construction. Le film s’ouvre sur l’image d’ouvriers en train de marteler, de soulever, d’attacher la fondation d’une grue, une épreuve de force et de précision.

Pour capturer cette dimension humaine, Jean-Stéphane Bron fait des choix cinématographiques mûrement réfléchis. Vers le début du documentaire, on se trouve au dernier étage d’un bâtiment en construction, qui offre une vue rare à 360° sur Paris, prise depuis un toit plutôt que depuis une rue ou par satellite.

Une prise de vue distante, par satellite, qu’on associe souvent à une réalisation en accéléré, est une technique que Jean-Stéphane Bron rejette catégoriquement. Dans ce style de réalisation, «vous voyez l’immeuble apparaître comme par magie. C’est une manière d’effacer le travail, d’effacer sa difficulté, d’effacer les classes sociales, d’effacer les humains. Pour moi, c’est vraiment l’image contemporaine du capitalisme.»

Depuis cette vue imprenable, le Palais Garnier se dresse non loin, lui aussi le sujet d’un documentaire musical de Jean-Stéphane Bron en 2017, L’Opéra de Paris. Comme pour ce documentaire précédent, ce qui l’intéresse dans Le Chantier, c’est de capturer les coulisses du fonctionnement d’une institution majeure, vue comme le microcosme de la société.

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Cette même approche dicte la manière dont il distribue la durée de présence à l’écran. Chaque personne, de l’ouvrier de chantier à l’architecte en chef, reçoit le même degré d’attention. Habdel Hazak, un ouvrier, n’est pas moins central dans le documentaire que Renzo Piano, l’architecte lauréat du Prix Pritzker, ou que Jérôme Seydoux, l’homme d’affaires français qui a passé commande du projet.

En opérant de la sorte, Jean-Stéphane Bron démantèle les hiérarchies sociales. «L’architecte est un membre de cette société, tout comme le client. Dans cette société, il y a des personnes qui ont une voix, des personnes qui détiennent du pouvoir, d’autres qui en détiennent très peu, et d’autres qui n’en ont pas du tout. Ce qui m’intéresse, c’est d’observer, décrypter, de mettre en lumière ces dynamiques. Le but, c’est d’essayer de raconter l’histoire de toute une société au travail.»

Renzo Piano, l’architecte (à gauche), et Jérôme Seydoux, le chef d’entreprise, dans une scène du Chantier.
Renzo Piano, l’architecte (à gauche), et Jérôme Seydoux, le chef d’entreprise, dans une scène du Chantier. Les Films Pelléas

Des leçons de conduite 

Parvenir à ce degré d’intimité avec ses sujets exige une longue expérience, et un ensemble de principes directeurs. L’intérêt de Jean-Stéphane Bron pour la condition humaine émerge très tôt. Natif de Lausanne, il est actif dans le cinéma depuis trois décennies. Son premier court-métrage documentaire, 12, chemin des Bruyères, capture les modestes luttes de gens ordinaires qui vivent dans un immeuble.

Ses œuvres plus récentes, comme Ma rue de l’Ale, filmé pendant le Covid-19 dans la rue où il vivait depuis dix-huit ans, continuent de témoigner de cette attention à la vie quotidienne de celles et ceux qui l’entourent. D’autres de ses films ont ces mêmes approches modestes: La bonne conduite s’intéresse à quelque chose d’à la fois banal et universel, des aspirants conducteurs qui prennent des leçons pour préparer le passage du permis de conduire.

Tout aussi centrale dans son approche, l’éthique. Jean-Stéphane Bron souligne que la réalisation de documentaires ne consiste pas à émettre à jugement, mais à observer, écouter et comprendre. Un principe qui a été déterminant pour avoir la permission de tourner Le Chantier. L’une de ses règles cardinales est de ne jamais montrer une discussion à propos de quelqu’un si cette personne n’est pas dans la pièce.

«Un documentaire n’est pas une enquête de police: c’est un exercice qui implique non seulement des droits, mais aussi des responsabilités, explique-t-il. Il y a des règles. Pour ce tournage, j’ai dit à l’entrepreneur: vous m’ouvrez vos portes, à toutes les réunions, même celles qui sont tendues. Mais si à un moment les gens parlent de quelqu’un qui n’est pas dans la pièce, je ne le montre pas.»

Site de construction: les ouvriers vont aussi au cinéma
Site de construction: les ouvriers vont aussi au cinéma Les Films Pelléas

Parfois, le fil narratif de Jean-Stéphane Bron s’éloigne des conventions du documentaire linéaire et s’égare dans la fiction. Dans Le Chantier, il filme des scènes oniriques d’ouvriers dans leur cinéma local, depuis les banlieues de Paris jusqu’à Meknès, au Maroc.

«Ils n’ont pas vraiment de voix, et ils n’ont pas de pouvoir, explique-t-il. Pour moi, c’est comme les œuvres d’Honoré de Balzac, qui s’intéressait à toutes les classes sociales et qui était capable de donner aussi une présence aux classes populaires dans son imaginaire.»

Il poursuit: «Le fait de filmer les ouvriers qui vont au cinéma, c’est assez beau; c’est une manière de leur donner une voix qui n’est pas seulement une interview ou une voix off.»

Du documentaire qui penche vers la fiction

Même si la majeure partie du travail de Bron reste ancrée dans le documentaire, il se chevauche souvent avec d’autres genres. Certains de ses films empruntent la tension et le rythme du thriller politique; d’autres frôlent le cinéma expérimental. Sa trajectoire est moins linéaire qu’algorithmique: chaque nouveau film se construit sur les fondations du précédent, en recombinant les éléments en quelque chose de nouveau. 

«Le Génie Helvétique (2003) aborde la question du pouvoir au sein du Parlement suisse, et la relation entre l’économie, le pouvoir économique, et le pouvoir politique. Après cela, j’ai cherché un endroit qui permettait de montrer comment ces forces abstraites du capitalisme opèrent, dans Cleveland contre Wall Street (2010).» Ce qui a ensuite mené à son intérêt pour la montée du populisme, qu’il explore dans L’Expérience Blocher (2013), qui se concentre sur le leader du parti de l’Union démocratique du centre, Christoph Blocher.

Jean-Stéphane Bron (à gauche) sur le tournage du film «L’expérience Blocher» dans la villa de Christoph Blocher à Herrliberg. Le documentaire, qui suit la trajectoire de l’un des hommes politiques les plus controversés de Suisse, a été présenté en avant-première au festival du film de Locarno en 2013.
Bron (à gauche) sur le tournage du film «L’expérience Blocher» dans la villa de Christoph Blocher à Herrliberg. Le documentaire, qui suit la trajectoire de l’un des hommes politiques les plus controversés de Suisse, a été présenté en avant-première au festival du film de Locarno en 2013. Keystone/Frenetic Films

Dans cette même veine, on retrouve The Deal, une série de fiction basée sur les négociations nucléaires de 2015 entre l’Iran et les États-Unis, qui se sont tenues à Genève. Même si The Deal a toutes les caractéristiques d’une série, raffinée et addictive, c’est aussi l’extension logique de l’intérêt de Jean-Stéphane Bron pour la politique suisse et internationale.

«On parle d’évènements qui se sont déroulés en 2015, il y a dix ans. En l’écrivant, on était bien conscients que la série reflétait un monde du passé, particulièrement en ce qui concerne le multilatéralisme. On savait qu’on couvrait un changement de paradigme, l’émergence d’un nouveau monde, et on en voyait déjà certains signaux: le Brexit, l’ascension au pouvoir de Trump, et sa manière de déchirer unilatéralement l’accord de 2015…»

Scène extraite de The Deal: un thriller politique au rythme haletant, basé sur les négociations multilatérales à propos du programme nucléaire iranien qui se sont déroulées à Genève en 2015. La série est une interprétation fictive de ces événements.
Scène extraite de The Deal: un thriller politique au rythme haletant, basé sur les négociations multilatérales à propos du programme nucléaire iranien qui se sont déroulées à Genève en 2015. La série est une interprétation fictive de ces événements. Bande À Part Films / Les Films Pelléas / Gaumont Television

Jean-Stéphane Bron analyse avec humour sa transition du documentaire vers la fiction avec la réalisation de The Deal: «De mon point de vue de réalisateur de documentaire, dès qu’il y a plus de trois personnes, ça me fait paniquer. Et soudain, je me retrouve à gérer une équipe de 60!» Et pourtant il adore le défi, et note à propos de cette habitude presque athlétique consistant à jongler entre plusieurs projets en même temps: «C’est une sorte de règle: plus vous faites de films, plus vous avez envie d’en faire».

Sa curiosité et son ambition demeurent intactes pour l’avenir. «Je travaille sur un nouveau projet de documentaire qui rassemble plusieurs éléments du Génie helvétique, mais à l’échelle européenne. J’ai trois ou quatre projets en cours, mais je ne sais pas encore lesquels vont vraiment aboutir. Cela dépendra des circonstances.»

Texte relu et vérifié par Virginie Mangin, traduit de l’anglais par Pauline Grand d’Esnon/sj

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