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Jacques Chessex déterre encore les bourreaux

Keystone

Après «Le Vampire de Ropraz», voici «Un Juif pour l'exemple», dernier roman de l'écrivain vaudois qui questionne l'Histoire suisse à travers un fait divers. En toile de fond, la Deuxième Guerre mondiale. Sur le devant de la scène, l'antisémitisme.

Extirper ses démons mot après mot, ligne après ligne. Les arracher au sol suisse et à soi. Entreprise douloureuse et probablement libératrice pour Jaques Chessex qui s’y est frotté dans «Le Vampire de Ropraz» et poursuit, avec «Un Juif pour l’exemple», son travail d’exhumation: déterrage des bourreaux et déterrement des victimes.

Paru chez Grasset début janvier, «Un Juif pour l’exemple» a suscité une polémique dans le Pays de Vaud. Plus précisément à Payerne où l’écrivain est né, où il a passé son enfance et où se déroule l’action de son roman.

Un pasteur haineux et aigri

Payerne donc en ce printemps 1942. Chessex a 8 ans, il est conscient de la gravité des événements. La guerre sévit à deux pas de là, l’Allemagne nazie se prépare au pire, l’extermination des Juifs. En Suisse elle a ses représentants, la Légation allemande à Berne «qui inspire et soutient les nazis helvétiques, à commencer par Georges Oltamare à Genève et Lugrin dans le Pays de Vaud».

Philippe Lugrin, pasteur de son état, récemment privé de son poste paroissial, est un «antisémite forcené […] qui a choisi le territoire de la Broye pour s’infiltrer parmi les chômeurs». Car en ce temps-là, tout va mal à Payerne, «plusieurs usines et ateliers mécaniques disparaissent», et la banque locale fait faillite.

On le sait, les crises économiques font le lit des extrémistes. Philippe Lugrin en est un. Profondément aigri, il monte la tête aux chômeurs et aux frustrés de la région, qui se rallient à lui dans un même élan passionnel et neurasthénique: la haine du Juif. «Juif engraissé à nous voler avec ses banques, ses prêts sur gages, ses trafics de bœufs et de chevaux qu’il revend à notre armée».

La sauvagerie à l’état pur

Parmi les sbires de Lugrin donc, un certain Fernand Ischi, garagiste non qualifié, ouvrier envieux et homme exalté. Cet «apprenti gauleiter» a prêté serment au parti nazi. Il n’attend qu’une chose: l’avènement de «l’Ordre nouveau» qu’il entend célébrer par un crime.

L’occasion se présente le 16 avril 1942, jour de Foire à Payerne. Des marchands de bestiaux sont là. Parmi eux Arthur Bloch, 60 ans, Juif, né en Suisse, respecté et respectable. Sur la place de la Foire, il est appréhendé par Fernand Ischi et ses complices. On l’emmène à quelques rues de là, on l’abat avec une barre de fer, on découpe son corps en morceaux, on met les morceaux dans des boilles et on les jette dans le lac de Neuchâtel.

Un mal universel

L’histoire est vraie. Comme était vrai le crime commis dans «Le Vampire de Ropraz», cet autre roman de Chessex qui part lui aussi d’un fait divers suisse pour déterrer nos démons. «Le Vampire…» s’abreuvait de sang poisseux: quatre siècles de calvinisme purulent. Fernand Ischi, lui, se nourrit de haine raciale, un mal universel qui dépasse, et de loin, la simple question de la mémoire helvétique pour l’étendre à la planète où beaucoup de meurtres raciaux ont été observés – et le sont encore.

«Un Juif pour l’exemple» possède donc un solide capital symbolique, et une grande force de déplacement de la mémoire. Car à travers l’antisémitisme qui y est stigmatisé, se lisent, qu’on le veuille ou non, toutes les crispations nationalistes aboutissant aux crimes les plus abjects. Il suffit pour s’en convaincre de regarder l’actualité.

On pouvait donc s’attendre à ce que ce roman soulève une polémique, du reste largement relayée par la presse romande début janvier.

Le quotidien 24 Heures, par exemple, relate la colère de Michel Vauthey, archiviste communal de Payerne qui s’en prend à Chessex et se demande à quoi sert de revenir sur «une histoire vieille de septante ans». Pour lui, le roman humilie «les descendants des victimes, cités abondamment, qui une fois encore voient surgir ce drame dont ils ne sont pas responsables».

Ce à quoi Chessex répond, parlant des habitants de Payerne: «Je pense au contraire, qu’ils devraient se féliciter qu’un natif de la ville […] ose affirmer qu’il n’y a pas eu de contre-pouvoir vigilant, à l’époque, pour empêcher l’horreur».

swissinfo, Ghania Adamo

«Un Juif pour l’exemple», roman de Jacques Chessex. Editions Grasset, 2009, 112 pages

Né à Payerne en 1934, il suit sa scolarité obligatoire à Fribourg, puis des études de lettres à Lausanne.

Lauréat du Prix Goncourt en 1973 pour «L’Ogre», il domine la littérature romande.

Auteur prolifique, son œuvre compte de nombreux romans, brillants, avec des thèmes qui reviennent inlassablement: Dieu et le sexe.

Parmi ses dernières parutions : «Et l’Eternel sentit une odeur agréable», «Le Vampire de Ropraz», «Pardon mère», «Le simple préserve l’énigme»…

Il est membre du jury du Prix Médicis depuis 1996.

Sa carrière d’écrivain est honorée par plusieurs récompenses, dont le Grand Prix du rayonnement français, décerné par l’Académie française.

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