
Lorsque le mensonge est beau…

Un conte de Noël original signé Rolf Kesselring! Sous sa plume, suivez Alcide et Kurt dans un bistrot du Jura vaudois. Et de 'coup de blanc' en 'coup de blanc', interrogez-vous avec eux sur l'existence du Père Noël...
À André Malby
— J’y crois pas !
Pour bien appuyer son affirmation, Kurt la répéta dans sa langue maternelle:
— Ich glaube das nicht!
Le Café Central de Bullet, était calme en cette veille de Noël. La patronne tricotait et «Le Ruffe», son mari, jouait aux cartes avec un couple et un quatrième larron.
Kurt hochait la tête gravement en portant son verre à ses lèvres. Il voulait que son vis-à-vis soit persuadé de sa non-croyance.
— Je te répète, espèce d’entêté, que le Père Noël existe vraiment ! martela Alcide qui ne voulait pas en démordre.
— Bois ton verre, coupa Kurt, on va remettre ça!
Un espace de silence envahit la salle. Alcide vidait son verre en renversant la tête en arrière, profitant de la dernière goutte de Mont-sur-Rolle. À part le bruit étouffé des poings abattant une carte sur le tapis et la voix du «Ruffe» annonçant rapidement «trois cartes», le temps paraissait s’être figé.
— Patronne ! commanda Kurt, remettez-nous une tournée.
La patronne abandonna à regret son tricot et se leva.
— C’est la dernière, ma femme et la famille m’attendent à la maison, culpabilisa Alcide.
Kurt le regarda, une lueur de malice étincelait dans ses prunelles claires.
— Tais-toi, Alcide ! Tu dis toujours ça quand on boit un verre…
— Oui, mais c’est vrai, j’ai promis de rentrer de bonne heure… et puis c’est la veillée de Noël et la famille, c’est sacré, non ?
— Sacré ? Une sacrée farce, oui, toute cette histoire de Noël ! Et, en plus, toi qui me raconte que le Père Noël existe…
Il s’interrompit à l’arrivée de la patronne. Celle-ci se pencha vers eux et remplit les verres.
— Santé, Messieurs, fit-elle machinalement, avant de s’en retourner à son ouvrage à la table voisine.
— Il existe ! persista Alcide en choquant son verre contre celui de Kurt.
Excédé, ce dernier, reposa son verre sans boire.
— Une preuve… Donne-moi une seule petite preuve de son existence et je te croirai.
— Je l’ai vu !
Une seconde, l’aplomb d’Alcide décontenança l’autre. Simulant une indignation vertueuse, le Suisse allemand haussa le ton :
— Tu me casses les oreilles avec tes histoires de bonne femme ! Tu es un vrai gamin ! Je te le redis, Alcide, je n’y crois pas à ton Père Noël ! Ça n’existe pas ! Ça ne peut pas exister…
Le nez dans son verre, l’Alcide, entêté comme un bourricot, bougonnait: «Et pourtant, moi, je l’ai vu, donc il existe bel et bien !»
— Tu m’énerves, espèce de vieux fou ! s’emporta le Bernois. Plus le vin l’échauffait, plus son teint virait au violet. Il frisait la congestion.
Dans la salle du café, les éclats de leur conversation avaient interrompu les joueurs de cartes, et même la patronne, dérangée dans son compte de mailles à l’envers, à l’endroit, avait lâché sa laine et les aiguilles. Les têtes de tout ce petit monde s’étaient tournées en direction des deux acolytes. On sentait que tous allaient s’en mêler, donner leur opinion, se dire «pour» ou «contre»…
Heureusement, la porte s’ouvrit et une silhouette massive vêtue d’une grosse veste capitonnée, capuchon masquant le visage, venait de pénétrer dans le café. Soigneusement, le nouveau venu repoussa le battant derrière lui:
— Bonsoir…
Avec un bel ensemble tous répondirent à son salut. L’homme rabattit le capuchon avant d’enlever sa veste pendant que ses yeux cherchaient à quelle place, à quelle table, libre, il allait s’asseoir. Il opta pour le bout de la table où la patronne se trouvait. Il émit un «Je peux ?» d’une voix basse et pleine. La patronne hocha la tête en forme d’assentiment, puis haussa les sourcils attendant la commande qu’il allait probablement faire après s’être installé.
— Donnez-moi un grog, s’il vous plaît.
La patronne se leva et fit le tour du comptoir. Elle pensait: «Faut que je fasse chauffer de l’eau. Et j’espère que j’ai encore du rhum… »
Peu à peu on oublia la présence de l’étranger. La partie de carte avait repris. Les aiguilles s’entrechoquaient à nouveau emmêlant savamment les brins de laine.
— J’y crois pas, je te dis !
Kurt, en bon alémanique martelait sa mécréance au grand dam d’Alcide le Vaudois qui hésitait entre la culpabilité larvée à l’égard de sa famille qui attendait son retour, qui le taraudait, et la volonté de convaincre ce Bernois entêté de l’existence du bonhomme Noël…
— Faut que je rentre, maintenant, souffla Alcide en vidant son verre.
— Taratata, on boit le dernier et, ensuite, je te raccompagne chez toi, comme ça ma présence calmera ta femme… elle m’aime bien, tu sais…
Pendant que les deux comparses discutaient, les joueurs de cartes avaient repris leur partie. L’étranger sirotait son grog. La patronne revenait avec l’ultime flacon de vin blanc, lorsque l’inconnu se leva.
— Il faut que je me presse. J’ai encore une longue tournée à faire.
Posément, il remit sa veste à capuchon et se dirigea vers la porte d’entrée en saluant à la ronde. On lui répondit du bout des lèvres, même pas enthousiastes.
— Santé vieux fou, clama encore une fois Kurt en brandissant son verre.
Alcide contraint et de plus en plus coupable leva le sien, et chuchota un «à la tienne» d’une voix piteuse. Même l’alcool, qui commençait à mettre un sacré banc de brouillard dans sa tête, ne parvenait pas à panser l’horrible sentiment qui le tourmentait… Faut que je rentre… Il vida son verre pour se donner un peu de courage.
— Comme c’est la veille de Nöel, je vais te raccompagner, promit Kurt en avalant l’ultime goutte du flacon. Allez, viens, on y va !
Alcide se cramponna à la table pour obliger ses jambes devenues molles à le soutenir.
— Attends, Alcide, je vais t’aider.
La patronne observait le manège d’un œil à peine narquois. Elle avait l’habitude. «Le Ruffe» et ses compagnons marquaient un temps d’arrêt pour observer la sortie chaloupée des deux compères.
— Allez, bonsoir la compagnie, jeta Kurt qui soutenait l’Alcide plus ému par le vin blanc qu’il aurait voulu. Viens Alcide, je te ramène chez toi des fois que tu ferais une mauvaise rencontre… Comme un Père Noël, par exemple.
Alcide insensible à la moquerie, balbutia:
— Au revoir et bon Noël, ces Messieurs-Dames…
Cahin-caha, les deux embouchèrent la porte d’entrée et se retrouvèrent dans la rue. Une bise noire, venue du fin fond du Nord, les figea un instant sur le bord de la route.
— Tu ne vas pas m’accompagner, Kurt, se plaignit Alcide dans un sursaut de lucidité. Tu habites tout près…
Le Bernois ricana:
— Je t’ai dit que je venais avec toi, alors je viens avec toi, Alcide ! Ce n’est pas les deux cents mètres jusqu’à ta maison qui me font peur… Et puis ta femme ne dira rien en me voyant… Tu pourras même lui dire que c’est de ma faute, si tu es en retard… ou celle de TON fameux Père Noël, non !?
Tout en discutant, ils se retrouvèrent à la croisée des routes, juste en face du parking municipal. Chose curieuse, celui-ci, habituellement peu peuplé, débordait de véhicules en stationnement.
— Et bien il y a du monde ce soir, constata Kurt, étonné.
En regardant, mieux, il constata qu’il s’agissait d’une armada de camions rouges comme ceux des pompiers. En plus, leurs phares venaient de s’allumer et illuminaient la neige et le ciel.
En contrebas, les lumières d’Yverdon-les-Bains, dans la plaine, disparaissaient noyée dans ce flot lumineux.
— Qu’est-ce que c’est ? Un cirque ?
Le premier camion s’ébranlait dans un rugissement de moteur en direction de la pente, droit devant.
— Mais ils sont fous ! T’as vu, ils vont se casser la gueule !
Kurt secouait le bras d’Alcide qui paraissait perdu dans un rêve éveillé.
Le premier véhicule s’élançait dans le vide. Il fut suivi du second, puis du troisième et de tous les autres. Toute la caravane, faisant rugir pistons et soupapes, plongeait dans le vide, droit devant. Ce fut à cet instant que Kurt déchiffra l’inscription qui flamboyait sur les flancs des derniers engins: «Père Noël on tour».
— C’est pas vrai, bégaya le Bernois stupéfait, soutenant toujours son compagnon qui titubait de plus belle.
Alcide, ricana :
— Tu vois, je te l’avais bien dit qu’il existait, vieil entêté de Bernois !…
Kurt ne pipait mot. Il semblait anéanti par ce qu’il voyait.
Les yeux fixés sur l’endroit où venait de disparaître le dernier camion. Il eut un hoquet violent lorsque la caravane réapparut dans le ciel. Les camions volaient dans le ciel comme si, après un vol plané, ils avaient repris de l’altitude.
— Tu vois que j’avais raison, commenta le Vaudois, c’était le Père Noël et ses chargements de cadeaux pour tous les enfants de la Terre.
Le Bernois semblait pétrifié.
Alcide dégagea son bras et se remit en marche. Il avait retrouvé de l’assurance. Après quelques pas, il se retourna vers l’autre toujours immobile :
— Tu vois, Kurt, je le savais… Lorsque le mensonge est beau, il mérite d’être vrai !
Rolf Kesselring
– Rolf Kesselring est né en 1941 à Martigny. Ecole Normale à Lausanne, puis maison de redressement et pénitencier… une dérive à lire dans «La quatrième classe».
– Années 70 et 80: librairies et édition «La Marge». Kesselring publie des gens comme Gilles Vigneault, Roland Topor, Fernando Arrabal, Milo Manara, Hugo Pratt.
– 1990: A Paris, il crée les Editions de Magrie. Puis part dans le Sud de la France, où, entre fiction et journalisme, il vit de l’écriture.
– En 2004, il publie le roman «Piège» aux Editions de l’Aire.
– Depuis plusieurs années, il publie régulièrement des chroniques littéraires pour swissinfo.
– 2006: Rolf Kesselring revient habiter en Suisse. Mais une valise restera sans doute toujours à portée de sa main…

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