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«Nicolas Bouvier avait un esprit d’encyclopédiste»

L acteur Samuel Labarthe sur scène devant une photo prise par Nicolas Bouvier
Seul en scène, le comédien franco-suisse Samuel Labarthe donne corps au récit du périple de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Émilie Brouchon

Ses longs périples, son savoir universel et sa plume ciselée ont fait de Nicolas Bouvier l’un des plus grands auteurs suisses du 20e siècle. Son chef-d’œuvre L’Usage du monde est à l'affiche du Théâtre de Poche-Montparnasse, une des scènes les plus en vue de Paris. Rencontre avec l’acteur franco-suisse Samuel Labarthe, qui interprète avec finesse le récit merveilleux de l’écrivain voyageur.

Montparnasse, Olympe artistique et littéraire! Ce quartier de Paris mondialement connu a abrité la bohème des années folles au début du 20e siècle. Des célébrités occidentales de la littérature, de la peinture et de la sculpture, souvent désargentées, y ont trouvé un petit coin de vie, pierre blanche sur leurs parcours de stars. Alberto Giacometti y a notamment longtemps tenu son atelier, un minuscule studio où il travaillait d’arrache-pied avec son frère Diego.

Aujourd’hui un autre Suisse, le Genevois Nicolas Bouvier (1929-1998), lui aussi bohème et génie, occupe un petit espace à Montparnasse: la scène du bien nommé Théâtre de Poche, où l’on donne son chef-d’œuvre L’Usage du monde.

Quelque 300 pages portées sur les planches, qui restituent en un concentré très limpide le récit d’un périple heureux et ardu que Nicolas Bouvier et son ami Thierry Vernet, peintre et dessinateur genevois, entreprirent en 1953-1954 à bord d’une Fiat Topolino.

Dix-huit mois d’une odyssée à travers les Balkans et le Moyen-Orient, devenue légende. Elle fascine toujours le lectorat suisse, tant le besoin est grand dans ce pays d’élargir l’horizon, de «raser les Alpes qu’on voie la mer», comme le chantait Michel Bühler.

De la magie

La Turquie, les Balkans, l’Iran, l’Afghanistan: le voyage des deux hommes est riche en surprises, en musique, en parfums, en échanges fructueux, en observations sociales, politiques, géographiques…

«Ramener ce grand périple à 70 minutes de représentation a été une gageure», confie Samuel Labarthe, comédien franco-suisse établi à Paris – surtout connu pour son rôle de commissaire dans la série «Les petits meurtres d’Agatha Christie».

Avec l’aide de deux spécialistes littéraires et de la metteuse en scène Catherine Schaub, il a réussi une version équilibrée de L’Usage du monde. «Cela relève de la magie», se réjouit-il.

Seul en scène, il raconte avec authenticité et sobriété l’aventure humaine de Nicolas Bouvier, son infatigable audace. Assis face au public, sa silhouette se détache sur un grand écran.

Y sont projetés les dessins de Thierry Vernet réalisés durant le voyage, ainsi que les photos de l’écrivain prises entre autres à Prilep (Macédoine), puis sur la route d’Ankara, et plus tard à Tabriz (Iran). «Je voulais une rétroprojection de la mémoire de l’auteur», confie le comédien.

Comme Hérodote

La Fiat avance, le récit aussi. On dirait les pages d’un album de bande-dessinée qui se tournent. Samuel Labarthe avoue avoir voulu une pièce de théâtre animée. «D’ailleurs, Topolino signifie ‘petite souris’ en italien», précise-t-il en pensant à Mickey Mouse.

Le soir, après la représentation, des spectateurs et spectatrices viennent le voir pour lui dire leur émotion. Il y a des fans, des personnes ferventes connaisseuses de Bouvier et d’autres qui le découvrent.

«Notamment des jeunes, bouleversés, car l’écrivain leur donne une vision du monde ouverte alors que nos sociétés se referment de plus en plus, observe Samuel Labarthe. L’altérité, cet autre que l’on nous présente aujourd’hui comme un ennemi, est une richesse chez Bouvier, toujours fraternel», ajoute l’acteur, qui compare l’écrivain voyageur à l’historien et géographe grec Hérodote.

L’Iran ou l’Afghanistan sont des pays craints aujourd’hui, mais Samuel Labarthe estime que Nicolas Bouvier peut nous réconcilier avec eux, car il «parle très humainement des populations de ces pays dans L’Usage du monde».

«À 24 ans déjà, Bouvier avait des connaissances et une maturité exceptionnelles, poursuit le comédien. Il posait un regard neuf sur les pays traversés et leur culture, apprenait la langue locale, donnait des conférences, écrivait des articles pour les journaux genevois, en replaçant toujours les choses dans leur contexte historique.»

Nicolas Bouvier à son bureau, photographié en 1963
Nicolas Bouvier photographié en 1963. Keystone / Str

Nicolas Bouvier est aussi un encyclopédiste, à la manière des deux grands auteurs français Diderot et D’Alembert. «Comme eux, il a renouvelé nos connaissances et écrit une œuvre-monde», estime Samuel Labarthe.

Retour à Genève

Au Poche-Montparnasse, on joue les prolongations. Le spectacle, qui a démarré le 5 janvier, devait quitter l’affiche le 5 mars; il sera présenté jusqu’au 9 avril. Une tournée est prévue en France, en Belgique et aussi en Suisse, bien sûr.

La pièce sera accueillie au Théâtre de Carouge (Genève) à l’automne prochain. Le directeur des lieux Jean Liermier, qui coproduit L’Usage du monde, note: «Il est normal que Nicolas Bouvier retourne dans sa commune de Carouge, où il a vécu une partie de sa vie. Lui et quelques artistes suisses, comme Gérald Poussin, se retrouvaient là et refaisaient alors le monde».

Nicolas Bouvier est un «éclaireur», poursuit Jean Liermier, qui voit en l’écrivain un visionnaire. «Il a toute sa place dans notre théâtre.» Le directeur ajoute que certaines personnes aux responsabilités seraient bien inspirées de le lire avant d’agir, car «il est respectueux de la différence et a une approche très intelligente de l’intime».

Coups de cœur des libraires

Grâce au spectacle, Nicolas Bouvier suscite aujourd’hui des «coups de cœur» dans les librairies parisiennes. «C’est reparti, on lit ou relit Bouvier, se réjouit Samuel Labarthe. En France, il jouit depuis une dizaine d’années d’une aura littéraire, on le cite comme on cite Stendhal. Ce n’était pas le cas auparavant. Son succès s’est fait discrètement… à la suisse.»

Même dans son pays, Nicolas Bouvier ne s’est jamais mis en avant et n’a rencontré la notoriété que cinq ou six ans avant sa mort. «La reconnaissance de son œuvre à Paris lui rend justice aujourd’hui, se félicite le comédien. J’espère y avoir contribué modestement.»

Texte relu et vérifié par Pauline Turuban

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