
Une drôle de poupée

Le jeune auteur lausannois Julien Burri publie Poupée, un roman, aux Editions Campiche. Un récit aussi bref qu'ambigu, sur lequel Rolf Kesselring s'est penché.
Est-ce que la littérature est comme la bonne cuisine? C’est une question qu’on peut se poser en prenant dans ses mains, lecteur gourmand, le roman de Julien Burri récemment paru chez Bernard Campiche.
Surpris par la légèreté de cet ouvrage je l’ai rapidement lu; et quand je parle de légèreté, c’est bien sûr au sens littéral. Il s’agit d’un volume (le mot n’est pas vraiment approprié, je le sens) d’à peine une septantaine de pages.
Ce geste indigeste
Ce qui me frappe quand je parle de restaurants, avec les gens d’ici, c’est un geste: mains arrondies décrivant dans l’espace une copieuse courbe au-dessus d’un plat imaginaire. Les mêmes ajoutent toujours ce commentaire surprenant: «On y mange vraiment bien»…
Je suis donc obligé d’en déduire que ces mangeurs jugent une table à la quantité contenue dans son assiette. Moi qui croyais que les saveurs et le savoir-faire étaient les véritables critères servant à qualifier une bonne table et le plaisir du bien manger! Ce geste indigeste me met toujours dans un état de désespoir, comme me tourmente le plat débordant d’une nourriture faite d’à peu près insipide et de produits chagrins. Quantité n’est jamais synonyme de qualité.
J’ai l’impression qu’il en va de même pour la littérature.
Un auteur qui promet
Ceci dit (ou écrit) pour que vous compreniez ce qui a fait que j’ouvre ce livre-là, plutôt que d’autres qui se trouvaient dans le même colis. Sur les rabats de la couverture (habitude de l’éditeur Campiche, qui ne met jamais les prières d’insérer en quatrième de couverture) j’ai d’abord découvert le portrait de l’auteur.
Jeune, il est né à Lausanne, en 1980 (qu’est-ce que je faisais en 1980?), le regard glacé de ceux qui ont la prunelle claire, le crâne rasé (à la mode du temps), beau à provoquer des frustrations chez les mâles et des pâmoisons vertigineuses chez les jouvencelles, il fixe l’objectif avec un sérieux d’hypnotiseur convaincu de son pouvoir.
En-dessous de cette photographie, quelques lignes, brèves, pour m’expliquer qu’à dix-sept ans, déjà, il avait publié un recueil de poèmes intitulé La Punition, et qu’il reçut le «Prix des Jeunes auteurs» pour une pièce de théâtre dont le titre était L’Étreinte des sables.
Il a publié ensuite un récit (Je mange un Bœuf, aux Éditions de l’Aire) et, enfin, ce petit roman que j’allais découvrir et qui m’intriguait. Il s’agissait donc d’un jeune auteur qui promettait. Il fallait que j’explore son univers, toute affaire cessante.
L’ambiguïté de Poupée
Il y a la mère, le père, et Poupée. Il y a l’entourage, les grands-parents, les frères et tous les autres. Tout se passe comme dans la vraie vie.
Lui, on l’appelle donc Poupée. C’est la mère qui lui a donné ce sobriquet. Au début on ne comprend pas vraiment pourquoi. Puis, peu à peu cela s’explique. Chapitres courts, récit par Poupée, récit de la mère, du père, de la grand-mère, les protagonistes restent flous malgré leur omniprésence. Tous font partie du roman de Poupée. Tous tentent de s’imposer, mais Poupée s’impose.
Fascinante écriture morcelée, ressac de mots qui forme une marée fuyante, équivoque. L’ambiguïté de Poupée apparaît agaçante et pourtant patente. Qui est-elle? Qui est-il véritablement?… La réponse existe dans les premières pages: «Tu seras toujours propre, tu es un ange. Les poupées n’ont pas de pollution nocturne.»
Le piège
Malgré la déroute, le doute, que provoque ce récit peu ordinaire dans l’esprit du lecteur, ce dernier ne peut s’évader. Il est pris au piège comme un insecte. Il tente de savoir, de comprendre.
Entre ce père qui apprend à Poupée à se masturber correctement et cette mère (sans parler de la grand-mère!) qui oblige l’enfant à vivre son rêve de femme obstinée, inconsciente, l’enfant est prisonnier tout comme le lecteur/observateur de cette existence indécise.
Fils du père, poupée de sa mère, l’enfant grandit, une cruauté profonde le ronge. Il est ballotté. Ne lui reste que le silence. Cet espace qui protège et rassure tous ceux qui ressentent leurs faiblesses, leurs désespoirs, leur solitude.
Déroutant petit livre. Peu de pages, peu de jubilation, pas d’enthousiasme. Serait-il possible que le mal-vivre dû à une éducation troublée ne puisse s’exprimer que d’une manière avare?
La clé de ce petit ouvrage se trouvera aussi dans les deux dernières lignes du récit qui débutent ainsi: «C’est dommage…». Elles expliquent tout.
Rolf Kesselring, swissinfo.ch
Il est né à Lausanne en 1980.
A dix-sept ans, il a publié son premier recueil de poèmes La Punition (Editions Caractères) et une courte pièce théâtre sur le naufrage du Titanic, L’étreinte des sables (Editions de l’Hèbe), qui a reçu le Prix International des jeunes auteurs à Bruxelles.
Julien Burri a ensuite publié aux éditions de l’Aire deux recueils de poèmes ainsi qu’un bref roman: Je mange un Bœuf.
En 2008, paraît le recueil Si Seulement aux Editions Samizdat et, en 2009, le roman Poupée chez Bernard Campiche Editeur.
Julien Burri est le responsable de la page littéraire du magazine hebdomadaire Femina.

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