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Les coupes dans l’aide à la culture lèsent les créateurs du Sud et la diplomatie suisse

Kunsthalle de Berne recouvertes de sac de jute.
Le Fonds culturel Sud destiné aux créateurs des pays en développement a permis à la Kunsthalle de Berne de monter une installation, accompagnée d’un audioguide, de l’artiste ghanéen Ibrahim Mahama, que le public peut voir gratuitement jusqu’au 1er juin. Yoshiko Kusano

Comme d’autres pays occidentaux, la Suisse taille dans l’aide internationale et le financement des programmes de soutien à la création. Les institutions du domaine anticipent des répercussions bien au-delà du monde de l’art et du Sud. Explications.

Depuis plus de trois décennies, grâce à un programme baptisé Fonds culturel Sud (FCS), un certain nombre d’artistes originaires de pays en développement font le voyage de la Suisse pour y présenter leur travail.

À partir de 2028, ce ne sera plus le cas. Entièrement financé par la Direction du développement et de la coopération (DDC) à hauteur de 700’000 francs chaque année depuis 2010, le Fonds va disparaître. Une décision de la DDC consécutive à celle du Parlement fin 2024 de réduire l’aide au développement.

Comme iLiana Fokianaki, directrice de la Kunsthalle de Berne, les responsables de l’industrie culturelle jugent désastreuses les implications de ce choix. «Que faites-vous si vous dénichez un artiste exceptionnel et que vous souhaitez le faire venir? C’est là que le Fonds est crucial.»

Le FCS est au nombre de la douzaine de programmes helvétiques soutenant les artistes des pays en développement qui, du fait des coupes, vont perdre leur financement labélisé DDC. C’est le cas aussi de la section Open Doors du Festival du film de Locarno ou du Salon africain du livre de Genève, centré sur les auteurs africains.

Les parlementaires qui ont appuyé ce frein à l’aide internationale considèrent que la donne géopolitique actuelle contraint la Suisse à faire des économies pour augmenter ses dépenses de défense. La sécurité de la population suisse, aux dires d’un membre de l’Union démocratique du centre (droite conservatrice), passe avant tout.

Les institutions culturelles rétorquent que ces coupes nuisent aux créateurs, mais pas seulement. Elles affaiblissent aussi le soft power helvétique. Dans un document de 2020, la DDC relevait que la promotion de la culture est «un aspect visible et admiré de la présence de la Suisse dans le monde».

«La culture n’est rien d’autre qu’un moyen de bâtir et développer des relations internationales», résume Rahel Leupin, directrice d’artlinkLien externe, une organisation indépendante qui promeut les artistes internationaux en Suisse et attribue les bourses FCS. «L’échange culturel repose sur la confiance et la compréhension – de la sorte, nous nous écoutons les uns les autres et favorisons le dialogue.»

Faire vivre les artistes

Le soutien de la Suisse à la culture dans le monde remonte à des décennies. C’est un des moyens de remplir ses obligations au titre de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturellesLien externe. Avant le Covid, elle se classaitLien externe au neuvième rang des plus importants donateurs à l’échelle mondiale pour ce qui est de la culture et des loisirs, selon l’UNESCO.

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Globalement, les fonds alloués à la culture représentent une infime partie de l’aide au développement – 0,23% en 2018, soit 281 millions de dollars (238 millions de francs), selon les dernières données de l’UNESCO. Les financements de la DDC à ses partenaires culturels en Suisse, le FCS notamment, s’élevaient à 3,7 millions de francs en 2024 (et deux millions seulement en 2025) sur un budget total de l’aide de 2,16 milliards de francs l’an dernier.

Aussi modestes soient-ils, ces montants ont des impacts importants, soutiennent leurs partisans. Dans le contexte d’une industrie de la création dominée par les pays développés, le soutien financier international est un appui bienvenu pour les artistes des pays en développement, en difficultéLien externe au moment d’accéder aux fonds, visas, formations et infrastructures culturelles.

«L’art doit être montré – personne ne crée seulement pour son atelier», lance Rahel Leupin. Gagner en visibilité sur le continent européen aide les artistes à vivre de leur art et à établir un réseau professionnel au-delà de leur pays d’origine, selon elle. «L’expérience montre que beaucoup d’artistes qui réussissent au niveau international gagnent de l’argent. Ce qui leur permet de le réinvestir dans les scènes locales où ils vivent et travaillent.»

Musiciens sur scène.
Grâce au soutien du Fonds culturel Sud, l’artiste tunisien Rim Harrabi a pu faire venir des musiciens expérimentaux de son pays pour présenter une compilation intitulée Inlandquake en Suisse et en France. Erratic Boulders

Pour la DDCLien externe, investir dans la diversité des expressions culturelles ne contribue pas seulement à la création d’emplois. En tant que droit humain fondamental, l’accès à la culture permet la participation démocratique et la cohésion sociale «en des temps d’autoritarisme grandissant».

«Souvent, les espaces culturels restent les seuls endroits où existe une certaine liberté d’expression, estime Rahel Leupin. C’est pourquoi il est si important que ces scènes culturelles locales se développent.»

La société en tire profit

La culture peut également s’avérer un puissant vecteur de changement politique et social, appuie Marcus Desando, directeur du Prince Claus Fund, une fondation indépendante financée par le gouvernement néerlandais, qui verse des subventions aux artistes du Sud.

S’agissant de son Afrique du Sud natale, c’est notamment grâce aux échanges culturels et aux artistes qui ont quitté le pays et ont fait entendre leurs voix que le monde a pris conscience des conséquences de l’apartheid, explique-t-il. «Sans culture, nous sommes un peuple perdu. Il n’y a pas d’humanité sans culture.»

Les États donateurs tout comme leurs résidents en bénéficient aussi. Grâce au financement public, les lieux culturels peuvent faire venir en Europe des artistes du monde entier. «Les contribuables suisses profitent d’une programmation culturelle diversifiée, relève Rahel Leupin. Ils rencontrent des artistes et des points de vue qu’ils n’auraient pu découvrir autrement.»

À Berne, la KunsthalleLien externe a obtenu une subvention de cinq mille francs du FCS pour le coût du voyage et une partie des frais de l’artiste ghanéen Ibrahim Mahama, qui a recouvert le bâtiment du musée de vieux sacs de jute pour sa première exposition personnelle en Suisse. Présenter une œuvre de cette envergure coûte entre 60’000 et 100’000 francs, selon iLiana Fokianaki. 

Ibrahim Mahama revient sur les messages clefs qui président à son installation de la Kunsthalle:

L’utilisation de sacs qui transportaient le cacao ghanéen, explique Ibrahim Mahama, est un moyen d’inviter le public suisse à réaliser que les pays d’Afrique de l’Ouest gagnent encore et toujours des clopinettes en vendant leurs fèves à une industrie du chocolat très lucrative en Europe.

La Chine exprime son soft power

La Suisse n’est pas le seul pays à réduire son budget en matière d’aide internationale. Comme beaucoup, les États-Unis et l’Allemagne, premier et deuxième États donateurs de la planète en 2023, suivent cette pente. Le président Donald Trump ferme USAID, un poids lourd historique dans le financement de la culture et de la préservation du patrimoine. L’Allemagne a réduitLien externe son budget de l’aide pour 2024 et envisageraitLien externe de nouvelles coupes.

Troisième contributeur sous l’angle de l’aide internationale, le Japon fait exception, avec une enveloppe en progression pour 2023. Le pays dispose d’un programme d’aide à la culture fondé sur un financement demeuré stable cette dernière décennie, précise à swissinfo.ch le ministère des Affaires étrangères du pays d’Extrême-Orient.

Le contraste est criant avec les ONG néerlandaises, qui se préparent à une réduction de 2,4 millions d’euros (2,25 millions de francs suisses) de l’aide étrangère à partir de 2027. Les fonds alloués à la culture – seulement 0,2% du budget – auront disparu en 2029. Marcus Desando y voit une décision à «courte-vue» et juge, à l’image des partisans du financement de l’art et de la culture côté helvétique, que ces coupes réduiront l’influence du pays à l’étranger. L’abandon de la culture comme outil de soft power nuit en fin de compte aux intérêts nationaux des États donateurs, assure le Prince Claus Fund.

Ministre chinois des Affaires étrangères en visite sur le chantier d'un musée au Sénégal
En visitant le chantier de construction du musée des civilisations noires à Dakar, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, a déclaré que son pays serait «toujours un champion» des causes africaines. Le projet de musée a été conçu par le Sénégal dans les années 1960. AFP

Ce repli intervient alors que les régimes autoritaires bandent leurs muscles en matière de soft power. En Afrique, la majorité des «investissements culturels chinois [sont] entrepris en parallèle à des projets de développement», note la chercheuse Avril Joffe dans son rapport 2023 de l’Institut allemand pour les relations à l’étranger. Entre autres exemples, le Musée des civilisations noires du Sénégal a été conçu par des architectes chinois et sa construction concrétisée au moyen d’une contribution chinoise de 34 millions de dollars.

Si les gouvernements africains se sont montrés «extrêmement positifs» à l’égard de ces investissements, écrit Avril Joffe, certains milieux de la société civile craignent «une érosion des cultures locales, à mesure que l’influence chinoise s’étend». Ils redoutent aussi une dépendance grandissante vis-à-vis des médias chinois, d’autant que Pékin a amplifié son contrôle sur les médias en Afrique. Le groupe chinois StarTimes, par exemple, annonce jusqu’à onze millions d’abonnés télévisuels au Nigeria tout en se proclamant principal opérateur en matière de TV numérique au Ghana.

En un mouvement inverse, les États occidentaux réduisent le financement de leurs services d’information internationaux. Des acteurs iconiques comme Voice of America et BBC World Service en font les frais notamment.

Pour le gouvernement suisse, la culture restera «partie intégrante de la coopération au développement» s’agissant des bureaux de la DDC à l’étranger, selon une déclaration du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) livrée à swissinfo.ch. Ces bureaux sont toujours à même de consacrer jusqu’à 1% de leur budget d’aide à des projets culturels locaux. Quant aux institutions suisses qui travaillent avec les artistes du Sud, elles peuvent bénéficier de financement de la part des municipalités, des cantons et de l’Office fédéral de la culture, note le DFAE.

artlink reçoit déjà des contributions venant de ces sources, rétorque Rahel Leupin. Mais elles sont spécifiques à chaque projet et les montants «faibles en comparaison». Un projet à 200’000 francs, par exemple, doit compter sur huit à dix contributeurs. Pour ce qui est du Fonds culturel Sud, elle estime qu’aucun programme semblable de soutien aux artistes internationaux n’existe à ce stade en Suisse.

La décision de couper le financement fédéral évoque à iLiana Fokianaki la période du Covid-19 et ce que cela signifie de passer des mois privé d’événements culturels. «Cela a été une vie si pauvre, sans musique, sans concerts – rien. J’espère que les gens qui ont pris cette décision reviendront dessus.»

Texte relu et vérifié par Lindsey Johnston. Avec la collaboration de Tomoko Muth/ts

Traduit de l’anglais par Pierre-François Besson/op

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Discussion
Modéré par: Kaoru Uda

Les États doivent-ils dépenser plus pour l’aide au développement ou les coupes sont-elles justifiées?

Bon nombre de pays – dont la Suisse – réduisent leurs budgets consacrés à la coopération internationale et à l’aide au développement. Selon vous, est-ce justifié?

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