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Comment les «Oscars» de l’horlogerie tentent de fédérer les acteurs de la branche

Les lauréats de la 23e édition du Grand Prix d'horlogerie de Genève. GPHG

Les garde-temps les plus spectaculaires du moment ont été couronnés début novembre dans le cadre du Grand Prix d’Horlogerie de Genève. Cette 23e édition des «Oscars» de l’horlogerie a, comme chaque année, suscité admiration et critiques. Le reportage de notre journaliste spécialisé Alexey Tarkhanov.

Quand le charismatique François-Henry Bennahmias, à la tête d’Audemars Piguet, est monté sur scène le 9 novembre dernier pour recevoir le prix principal du Grand Prix d’Horlogerie de Genève (GPHG), la prestigieuse Aiguille d’or, il a entamé son discours par un adieu ému. Cette année marque en effet son départ de la célèbre maison du Brassus, dans le canton de Vaud, qu’il a dirigée pendant dix ans, quadruplant les bénéfices au cours de son mandat.

L’Aiguille d’or couronne son travail, une distinction d’autant plus significative qu’elle a été décernée au modèle Code 11.59 Ultra-Complication Universelle RD#4, la montre-bracelet la plus complexe jamais créée par la marque depuis sa fondation en 1875.

Le GPHG ne met pas seulement en avant des garde-temps d’exception, mais également les personnes qui ont œuvré à leur succès. Lorsqu’un modèle, choisi parmi les 6 nominés dans 15 catégories, remporte le prix, son créateur, qu’il soit ingénieur horloger ou dirigeant de la marque, apparaît sur scène. Un moment rare, car il est généralement difficile d’apercevoir les artisans derrière les vitrines des boutiques.

Le modèle Code 11.59 Ultra-Complication Universelle RD#4 d’Audemars Piguet, vainqueur de l’Aiguille d’or 2023. DR

Les grandes marques boudent l’événement

François-Henry Bennahmias a dû faire preuve de persévérance lors du lancement de la ligne Code 11.59. Ce nouveau modèle, très critiqué lors de sa sortie, doit permettre de libérer Audemars Piguet de l’addiction à la trop populaire Royal Oak. La recette du succès, selon le PDG de la prestigieuse marque indépendante suisse? «Travailler! Croire! Avoir peur de perdre, mais surtout participer, sans cela vous ne gagnerez pas.»

Sportif passionné, ancien golfeur, François-Henry Bennahmias a toujours encouragé d’autres grandes marques à se présenter au Grand Prix. Ce refus de nombreux acteurs majeurs du marché de participer à la compétition représente le principal défi du GPHG, limitant souvent sa capacité à s’établir comme une référence internationale incontestée.

Les marques les plus prestigieuses de l’industrie horlogère de luxe sont largement absentes des listes des participants. Au sein du groupe Richemont, seul Piaget était présente cette année et ne l’a d’ailleurs pas regretté, puisqu’elle a remporté deux prix, dont celui de la meilleure montre féminine et de la montre «métiers d’art».

Historiquement, Rolex a toujours été absente, soutenant parfois le GPHG en tant que sponsor et préférant être représentée année après année par sa petite sœur, Tudor. Parmi les premières Aiguilles d’Or de l’histoire du prix, deux ont été remportées par Patek Philippe en 2002 et 2003. Depuis 2006, la marque genevoise a décidé de ne plus rivaliser avec qui que ce soit. Omega a participé en 2014, mais la récompense dans la catégorie «Revival», loin d’être la plus importante, semble l’avoir découragée à continuer.

Selon les spécialistes interrogés par swissinfo.ch, les marques de ce niveau ne voient pas l’intérêt d’une participation. Le succès au concours n’ajouterait pas grand-chose à leur renommée, mais un échec, auquel personne n’est à l’abri, peut être d’autant plus désagréable.

François-Henry Bennahmias, PDG d’Audemars Piguet, remporte sa deuxième Aiguille d’or à Genève. ©miguelbueno

Des montres exposées aux quatre coins du globe

Reste que la question se pose: peut-on imaginer une cérémonie des Oscars avec Warner Bross, mais sans MGM? Des Jeux olympiques d’hiver sans la Suisse? «Je suis convaincu que l’image actuelle du prix et la garantie d’impartialité que nous avons donnée en élargissant la liste des juges incitera tôt ou tard les marques à prendre la bonne décision de participer», affirme Raymond Loretan, ancien diplomate et actuel président du GPHG.

Maître-horloger finlandais établi dans le canton de Neuchâtel, Kari Voutilainen, qui a remporté cette année le prix de la complication pour homme, abonde dans ce sens: «Il faut absolument participer. Les grandes marques au bénéfice d’une histoire centenaire ont peut-être leur propre stratégie, mais pour les indépendants, il est important de prouver à chaque fois que nous sommes vivants et que nous ne baissons pas les bras».

Pour d’autres, un prix offre de la visibilité. «À elle seule, la participation au GPHG permet de faire rayonner notre travail, explique Yvan Arpa, designer horloger et propriétaire de la marque ArtyA. Par rapport aux salons, les coûts sont minimes, et le retour est fort».

Participer au GPHG n’est pas excessivement difficile. Cela ne nécessite ni approbation préalable ni inscription sur une liste d’attente. Les candidatures sont initialement choisies par l’Académie du GPHG, qui regroupe 850 membres internationaux. Leurs propositions sont ensuite approuvées ou rejetées par les marques, qui peuvent également ajouter leurs produits.

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La première étape ne coûte que 800 francs pour un modèle soumis au concours. La contribution après nomination s’élève à 7000 francs. Les montres présélectionnées voyagent à travers le monde lors des expositions du GPHG. L’itinéraire de cette année comprend Macao, Hong Kong, Kuala Lumpur, New York, Dubaï, Genève et Zurich.

Des garde-temps de plus en plus chers

Reste que le GPHG fait souvent l’objet de critiques en raison de la présence de modèles extrêmement onéreux dans ses compétitions. Peut-on comparer une montre-bracelet à CHF 1050 et une horloge à CHF 2’580’000? Ces garde-temps sont répartis en différentes catégories, mais se retrouvent néanmoins au sein d’un même concours, et le prix moyen des 90 montres présélectionnées en 2023 s’élève à CHF 183’486.

La hausse constante des prix est particulièrement visible dans la catégorie «Petite aiguille», spécialement créée pour accueillir les montres «bon marché». De la limite initiale de CHF 1000, la catégorie est vite passée à CHF 8000 cette année. La «Petite aiguille» connaît une croissance si rapide qu’une nouvelle catégorie spéciale, «Challenge», a été créée, pour les montres de moins de CHF 2000.

«Est-ce que des montres à ce prix existent encore en Suisse?», s’est d’ailleurs amusé le maître de cérémonie, le comédien français Édouard Baer. «C’est notre réalité, reconnaît Raymond Loretan. On aimerait avoir des modèles plus ‘démocratiques’, mais on a ce que l’on nous présente, ce que l’on produit. Ces montres trouvent acquéreur et beaucoup de modèles sont déjà épuisés».

Ce sont d’ailleurs les montres de luxe qui représentent le mieux l’industrie horlogère suisse sur le marché international. Selon la Fédération de l’Industrie horlogère suisse, en septembre 2023, seul le segment de montres dont le prix dépasse 3000 francs à l’exportation affichait encore une croissance, enregistrant une augmentation de 8,2%.

Résoudre les contradictions internes

En réalité, si le Grand Prix d’Horlogerie de Genève n’existait pas, il serait certainement nécessaire de le créer. Ce prix est extrêmement utile pour la clientèle horlogère internationale, qui bénéficie d’une sorte de baromètre pour évaluer les succès et les échecs des marques, en particulier celles qui sont encore peu connues. Ce qui est d’autant plus surprenant, c’est que, dans le milieu horloger suisse, le Grand Prix est loin de faire l’unanimité.

Il est possible que l’internationalisation et l’élargissement de l’Académie du GPHG, que Raymond Loretan espère voir atteindre bientôt les 1000 membres, contribuent à résoudre certaines contradictions internes. Bien que le GPHG ait ses défauts, il n’y a aucune raison de ne pas tirer parti de cette institution, créée il y a plus de deux décennies pour le bien commun de la branche.

C’est du moins l’avis de Nick Foulkes, journaliste anglais et président du jury du GPHG: «La remise des prix est l’une des soirées les plus importantes pour l’horlogerie. Cet événement ne revêt pas seulement une grande importance économique, c’est aussi un événement majeur de la vie culturelle de cette industrie. Car si la France est la reine de la gastronomie et que l’Italie nous donne des leçons de style, la Suisse reste la terre promise de l’horlogerie.»

Texte relu et vérifié par Samuel Jaberg

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