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L’art brut des poilus de la guerre 14-18

L'art des poilus: une fonction utilitaire et décorative (photo MICR) swissinfo.ch

Le Musée international de la Croix-Rouge jette son regard sur les «Objets insolites de la Grande Guerre». Visite avec Philippe Mathez, conservateur.

Insolite, vraiment, cette centaine d’objets de l’exposition temporaire présentée jusqu’en août prochain au Musée de la Croix-Rouge à Genève? Sans doute, comme tant d’autres choses un siècle ou presque après leur fabrication.

Mais pas tant que ça, quand on voit les douilles d’obus reconverties en vases à fleur. Après la guerre, elles ont inondé la France avant d’atterrir dans les débarras de brocanteurs.

Pas tant que ça non plus, quand on sait que les panoplies de petit zouave offertes aux enfants avaient grand succès dans les catalogues de Noël de certains grands magasins.

Des objets d’humanité

Il faudrait plutôt parler d’objets “révélateurs”. «C’est une exposition très intime, nous dit Philippe Mathez, conservateur du Musée. On a l’impression d’entendre les hommes qui les ont faits et ce qu’ils ont éprouvé pendant ces années de guerre.»

Interrogateurs aussi. «Pourquoi la guerre, pourquoi tant de haines et de brutalités, à quoi tout cela a-t-il finalement servi?» Des questions auxquelles on ne peut échapper, comme à chaque fois que l’on franchit la porte de ce musée pas comme les autres.

Ces objets sont en fait prêtés par l’Historial de la Grande Guerre, haut-lieu de la mémoire créé voici une dizaine d’années à Péronne, dans le département français de la Somme, frappé de plein fouet par la guerre de 14-18.

«Nous collaborons avec lui depuis de nombreuses années, explique Philippe Mathez. Nous aimons beaucoup cette démarche qui présente la guerre dans une perspective d’histoire des mentalités et qui privilégie la dimension interculturelle.»

Un artisanat de tranchées

Au fil de son itinéraire en six petites étapes, l’exposition se révèle beaucoup moins hétéroclite qu’elle n’y paraît au premier coup d’œil. Peut-être parce que cette guerre était animée d’un incessant va-et-vient entre le front et l’arrière.

Nombre de ces objets ne peuvent en effet se comprendre que dans ce besoin de communication entre les soldats et leurs familles ou amis qui s’inquiètent de leur sort.

Dans les tranchées, on voit se développer tout un artisanat qui permet de tromper le temps et la solitude, la peur et la souffrance. Le poilu récupère tout, bouts de ficelle, de bois, de métal ou d’os, matières premières de ses travaux de patience.

«Ces objets ont une double fonction, raconte Philippe Mathez. Utilitaire ou décorative. Qu’est-ce qui soulage mieux qu’une canne qui va servir aussi à tuer les rats et souris qui grouillent dans les tranchées.»

«Graver une canne, c’est également un formidable moyen d’expression. A travers elle, on dit sa vision du monde, son désir de paix en y gravant feuilles de chêne ou colombes, ou sa haine de l’ennemi en y sculptant des chiens.»

La caricature, mais aussi la haine

A l’arrière, l’imagination n’est pas en reste: «Dans la vie civile, on entretient l’élan patriotique et belliciste. Des objets manufacturés, industriels, font rapidement leur apparition», explique encore Philippe Mathez.

Un pichet de vin à l’effigie d’un général assis sur un tank, symbole de la puissance de feu anglaise, ou un flacon de parfum français monté sur un modèle réduit de canon, tout cela est certes bien insolite, mais aussi fort troublant.

Le conservateur du Musée fait observer que derrière ces objets et ces caricatures qui semblent n’être que de simples jouets se cache en fait «une véritable éducation à la guerre, une formation des mentalités à la haine de l’autre.»

Ainsi cette petite poupée de caoutchouc, qui représente un militaire ennemi et qui couine quand on la mord: «des nourrissons français se sont fait les dents sur des soldats allemands, c’est tellement révélateur de l’imaginaire de la guerre et de la violence implicite.»

Avec, pour couronner l’ensemble, le trophée rapporté du front pour prouver avec ostentation qu’on a surmonté l’épreuve de la guerre. Et qu’on a le droit d’être fier d’avoir abattu l’ennemi.

Restent aussi, parfois, des objets qui servent d’exutoire à des sentiments qu’on n’arrive pas à communiquer par le verbe. On n’est plus très loin de l’art brut et de ses manifestations d’enfermement.

Regarder le passé pour construire la paix

Quel intérêt à exposer tout cela? Philippe Mathez est convaincu que les musées peuvent jouer un rôle important dans la restauration d’une vie civile après la guerre.

«Ce qui est fait là est une démarche montrant l’universalité des sentiments éprouvés par les combattants, quels que soient leurs fronts. Et ces démarches peuvent être transposées dans des pays qui ont connu des conflits récents.»

Le Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge présente parallèlement une série d’objets ethnographiques du Timor oriental qui vont lui être rendus. «Si les peuples peuvent s’appuyer sur des éléments concrets qui racontent honnêtement leur vie et leurs épreuves, on peut espérer que la reconstruction de leur pays sera plus harmonieuse.»

Bernard Weissbrodt

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