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«L’Art suisse n’existe pas» – provocation ou réalité?

L'érotisme dégagé par le tableau «La Nuit», de Ferdinand Hodler, avait fait scandale il y a quelques décennies. Keystone

Michel Thévoz, philosophe vaudois et historien de l’art, observe avec un esprit polémique la Suisse et les oeuvres de ses artistes dans un ouvrage paru récemment. Entretien. 

Dix-sept monographies consacrées à des peintres, dessinateurs, sculpteurs ou photographes helvétiques composent l’ensemble de «L’Art suisse n’existe pas», un ouvrage largement illustré, signé Michel Thévoz et paru chez l’éditeur parisien Les Cahiers dessinés. Parmi les artistes, femmes et hommes confondus, on (re)découvre des noms connus (Hans Holbein, Ferdinand Hodler, Le Corbusier… ) et moins connus (Bernard Garo, Jacqueline Oyez, Ariane Laroux…).

L’auteur regarde leurs oeuvres, en fait surgir la face cachée et expose celle-ci à la lumière d’une culture suisse où les antagonismes ne manquent pas. En préambule de son ouvrage, il écrit: «La Suisse est synonyme de ‘propre en ordre’, sécurité, confort, prospérité (…); et ‘art’, exactement le contraire. Explications. 

A 82 ans, l’historien de l’art Michel Thévoz publie un essai radical sur l’art suisse. Keystone

swissinfo.ch: Si «l’art suisse n’existe pas», c’est parce qu’il est trop lisse pour se distinguer, pourrait-on penser. Or les artistes dont vous parlez brillent justement par leur singularité. Votre formule n’est-elle pas provocatrice?

Michel Thévoz: Il n’est pas interdit d’y voir une provocation, mais bon… elle revêt un caractère ludique. Ce que j’essaie d’expliquer dans mon ouvrage, c’est que la singularité des artistes suisses que j’évoque vient de l’écho inattendu que leurs oeuvres produisent, et de la réception de ces oeuvres par le public. S’ils sont singuliers, c’est parce que leur peinture s’ouvre à de multiples interprétations. Ces artistes sollicitent un regard inventif. En cela ils sont exceptionnels.

Dans votre livre, vous reprenez à votre compte la célèbre devise de Ben, «La Suisse n’existe pas», qui avait fait beaucoup de tapage lors de l’Exposition universelle de 1992. Pour quelle raison?

Même si Ben est ethniste, sa devise n’est pas un constat sociologique, c’est une «peinture» en quelque sorte. Interprétée d’abord de façon négative, elle a eu par la suite un écho surprenant. Son sens a évolué. Mieux, il s’est inversé pour être compris de manière avantageuse: à savoir que la Suisse, qui ne possède pas de cultures communes, et donc n’existe pas comme modèle national, a néanmoins le mérite de dépasser les disparités identitaires. Elle accède ainsi à un état de sociabilité, disons exemplaire, où les citoyens de langues et de religions différentes cohabitent sans heurts.

Comme la phrase de Ben, la peinture de Ferdinand Hodler a fait l’objet de nombreuses interprétations, variant selon les époques. Quelle évolution y voyez-vous?

Prenons l’érotisme chez Hodler. Il se dégage de son tableau «La Nuit» que je cite, entre autres. Cet érotisme-là était associé à la mort et a fait scandale il y a quelques décennies. Or, on y est devenu très sensible. L’interprétation de l’oeuvre revêt un sens nouveau: on en donne aujourd’hui une lecture très freudienne.

Vous dites que de la peinture suisse jaillit souvent une pulsion de mort. Y voyez-vous un rapport avec une «culture de la catastrophe» propre aux oeuvres littéraires et cinématographiques helvétiques, dont parle l’écrivain biennois Peter Utz?

Plutôt que d’une «culture de la catastrophe», je parlerais d’une «culture du symbole» particulièrement développée dans l’art suisse, qui transcende la mort en la figurant de manière emblématique. 

Y a-t-il néanmoins un peintre qui a évoqué la catastrophe dans ses toiles?

Hodler, encore lui. Ses tableaux offrent une progression de la mort. Il a peint des corps qui agonisent, mais dans des couleurs luxuriantes. A l’inverse, dans ses paysages, comme le lac Léman et le lac des Quatre-Cantons, réputés les plus sereins du monde, il fait planer la pesanteur menaçante des nuages. Il y a chez Hodler le pressentiment des grands bouleversements du XXe siècle.

«S’agissant de l’art suisse, je ne vois aucun dénominateur commun, aucun nom ne se présente à moi. C’est dire que l’ouverture reste totale»

Qu’est-ce qui justifie le choix des dix-sept artistes auxquels vous consacrez votre livre?

Mon choix est aléatoire. Disons que c’est un sondage que j’opère ici, une sorte de micro-trottoir. Mon livre n’est pas une anthologie. D’ailleurs je n’aime pas les anthologies, et je déplore le fait qu’en art on puisse procéder par sélection qualitative. Imaginez qu’en histoire, par exemple, on ne retienne que le nom des personnalités honorables, en oubliant des gens comme Hitler. Ce serait absurde. A mes yeux donc les artistes secondaires sont très symptomatiques par certaines de leurs défaillances.

Vos monographies ne se limitent pas à des peintres mondialement connus. Elles s’étendent à des artistes moins célèbres comme Emilienne Farny, Suzanne Auber, Jean Otth Estimez-vous que ces derniers sont des seconds couteaux?

Je m’abstiens de tout jugement de valeur. J’estime qu’un artiste s’expose, avec le risque et le courage que cela implique, ce qui rend déjà son travail respectable et significatif à mes yeux.

Quittons l’art suisse. Est-ce que l’art français, italien ou allemand existent?

Ils existent oui, dans ce sens où ils font davantage l’objet d’une revendication identitaire. Quand on parle d’art français, par exemple, on pense au culte des valeurs plastiques qui s’opposent à l’irrationnel. Je citerai à cet effet Claude Monet. Si vous me dites art italien, je songe tout de suite à cette architecture sous la lumière illustrée par Piero della Francesca. Pour l’art allemand, c’est le tableau d’Arnold Böcklin, «L’Ile des morts», qui surgit immédiatement devant mes yeux. On a donc chaque fois des tonalités bien affirmées. S’agissant de l’art suisse, je ne vois aucun dénominateur commun, aucun nom ne se présente à moi. C’est dire que l’ouverture reste totale.

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