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Le combat pour les droits civiques des personnes handicapées prend de l’ampleur

photo de groupe Bla Bla Vote
A Lausanne, sur les marches du Parc de Milan, les représentant-es de Bla-Bla Vote: François Desgaliers, Nadège Marwood, Bernadette Oberson et Omar Odermatt. Thomas Kern/swissinfo.ch
Série Inclusion, Épisode 6:

La mise en œuvre rigoureuse de la Convention de l'ONU relative aux droits des personnes handicapées fait l’objet d’une nouvelle dynamique en Suisse. Rendez-vous à la fondation lausannoise Eben-Hézer, où est né le projet Bla-Bla Vote.

La nuit descend sur Lausanne mais François Desgalier n’en a cure. Il est intarissable au sujet d’un thème qui le passionne.

«Environ 1,8 million de personnes en Suisse ont un handicap, qui va de difficultés d’apprentissage à des limitations lourdes de conséquences», explique-t-il. Pendant longtemps, en tant que personne handicapée, il a été considéré en Suisse comme un «citoyen entre guillemets». Il reprend: «Maintenant, je suis simplement un citoyen, sans guillemets.»

François Desgaliers.
François Desgaliers. Thomas Kern/swissinfo.ch

Pour être citoyen ou citoyenne, il faut avoir des droits. «J’ai toujours eu des droits politiques. Mais je connais beaucoup de gens pour qui c’est différent», poursuit François Desgalier. Si les guillemets ont disparu pour lui, c’est parce que la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées apporte en Suisse une chance d’égalité et d’autonomisation. Le Lausannois s’engage maintenant pour la mise en œuvre de la Convention en faveur de celles et ceux qui en sont exclus. Une cause qui lui permet en outre de valoriser son goût pour la politique.

La Suisse a ratifié la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées en 2014. C’était il y a déjà 8 ans. Du point de vue de François Desgalier, mais aussi de celui des associations de personnes handicapées en Suisse, elle est cependant loin d’être appliquée.

Le militant reconnaît certes un engagement du monde politique. Mais il faudrait une pression internationale encore plus forte de la part de l’ONU et de l’Union Européenne (UE), si la politique suisse n’évolue pas. Derrière la fumée de sa pipe, François Desgalier insiste: «L’immobilisme est ce qu’il faut maintenant éviter à tout prix.»

Près de 15’000 Suisses sans droits politiques

Les droits politiques ne constituent qu’une partie de la convention de l’ONU. Or c’est justement en matière de démocratie que la Suisse est à la traîne. L’article 136 de la Constitution helvétique stipule que toutes et tous ont «les mêmes droits et les mêmes devoirs». Mais la phrase précédente limite ce droit: les Suisses «mis en incapacité pour cause de maladie mentale ou de faiblesse d’esprit» ne peuvent ni voter, ni élire.

En 2020, près de 15’000 personnes en Suisse ne pouvaient pas exercer leurs droits politiques. Outre cette exclusion officielle, les associations suisses de personnes handicapées ont également connaissance de cas où les documents de vote de personnes handicapées vivant en institution ont tout simplement été détruits.

Des pays comme les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, la Suède, la France, l’Italie et l’Allemagne ont déjà supprimé la discrimination des personnes handicapées mentales en matière de droits politiques.

Ce thème a maintenant trouvé ses activistes. La collecte de signatures pour une initiative populaire doit commencer au printemps 2023. Une pétition et quelques manifestations ont déjà eu lieu. Le Conseil fédéral, le Parlement et certains cantons se mobilisent également. Ainsi, le gouvernement est en train de rédiger un rapport demandé par le Parlement. Ce document doit ouvrir la voie vers la participation politique. Le fait que l’autodétermination politique des personnes handicapées est déjà ancrée dans l’esprit de la population a été démontré lorsque le canton de Genève a voté sur ce sujet fin 2020. L’objet a été approuvé à près de 75% des voix.

Le travail engagé d’Eben-Hézer remonte à 2014, lorsque la Suisse a ratifié la Convention relative aux droits des personnes handicapées. C’est à cette époque que Véronique Nemeth, animatrice au Centre de Loisirs d’Eben-Hézer, a lancé le mouvement «Tous citoyens». Ce projet vise à une mise en œuvre de la Convention relative aux droits des personnes handicapées, dans le but qu’elles soient reconnues comme des citoyens et citoyennes à part entière. C’est dans ce contexte que Bla-Bla Vote a été créé.

La principale revendication de Bla-Bla Vote fera bientôt l’objet d’une votation populaire dans le canton de Vaud. L’automne dernier, le parlement cantonal a voté en faveur d’une proposition visant à accorder les droits politiques à toutes les personnes titulaires d’un passeport suisse. Avant le vote, les politiciens et politiciennes ont reçu des brochures d’activistes des droits des personnes handicapées avec pour slogan «Voter c’est exister». Comme à Genève, la décision finale reviendra à la population, qui s’exprimera dans le cadre d’un référendum.

L’engagement d’Anne Tercier

Au niveau cantonal, Vaud fait figure de mauvais élève car les droits politiques y sont particulièrement souvent refusés ou retirés. En 2020, on y comptait 4000 personnes exclues, soit plus d’un quart du nombre national. La Lausannoise Anne Tercier a participé à chaque élection et à chaque vote depuis l’âge de 18 ans. Elle a pourtant été privée de ses droits politiques en 2018 en raison de son handicap mental, suite à une modification de la loi cantonale sur la curatelle. Une indignité pour Anne Tercier, qui considère la participation politique comme étroitement liée à l’idée qu’elle se fait d’elle-même. «Voter, c’est être reconnue comme une citoyenne à part entière, car ma voix compte autant que celle des autres.»

Anne Tercier est apparue dans de nombreux médias et a joué un rôle décisif dans le vote positif de Genève. Un mois après le succès de la votation, elle est décédée à l’âge de 41 ans. Anne Tercier vivait depuis 2002 dans la fondation lausannoise pour handicapés Eben-Hézer. Là-bas, on peut lire qu’elle est « l’initiatrice de la lutte pour la reconnaissance des droits politiques des personnes handicapées à Genève et dans le canton de Vaud».

François Desgaliers en discussion
François Desgaliers. Thomas Kern/swissinfo.ch

François Desgalier est un externe de cette même fondation. Il vit dans un logement privé mais vient travailler dans les ateliers. Il commente: «Anne Tercier a gagné son combat politique. Son cas a contribué à ce que les politiciens traitent différemment les personnes handicapées qui n’ont pas le droit de vote.»

Les ateliers protégés sont associés au cliché du travail simple et répétitif. Mais à Eben-Hézer, François Desgalier réalise par exemple des interviews radio avec des spécialistes sur l’histoire des assurances sociales en Suisse. Lui-même et ses camarades gèrent leur propre journal, créent des podcasts et animent une agence de communication. Ce sont elles et eux qui ont lancé le projet Bla-Bla Vote, avec le centre de quartier de Chailly. Pour François Desgalier, Bla-Bla Vote est une question d’autonomisation.

Bernadette Oberson devant la gare de Lausanne
Bernadette Oberson est également engagée dans Bla-Bla Vote. Thomas Kern/swissinfo.ch

Des tables rondes et des podcasts

Omar Odermatt
Omar Odermatt. Thomas Kern/swissinfo.ch

Le concept Bla-Bla Vote, c’est une table ronde régulière et des podcasts, où deux personnalités politiques discutent d’un sujet de votation. Une position «contre» et une position « pour» s’y opposent. «Mais le débat est rarement conflictuel. Il s’agit plutôt d’une reformulation permanente des arguments.

L’objectif est de permettre à tous de comprendre les enjeux d’une votation», explique Omar Odermatt, collaborateur à Eben-Hézer et co-animeur de Bla-Bla Vote. Les animateurs et animatrices se chargent uniquement de la direction des débats. Les questions viennent des participant-es aux activités.

Omar Odermatt était à l’origine employé comme veilleur de nuit. «Quand les nuits étaient longues, j’expliquais aux résidents les sujets de votation», relate-t-il. Ce qui a fini par arriver jusqu’aux oreilles du directeur adjoint d’Eben-Hézer. «Finalement, je suis devenu une sorte d’animateur de débats politiques», déclare malicieusement ce politologue de formation.

La démocratie traverse sa plus grande crise depuis la Seconde Guerre mondiale et la période de la Guerre froide.

Sur le long terme d’abord, en raison de la tendance à la recrudescence de l’autoritarisme et des autocrates depuis une quinzaine d’années.

A court terme ensuite, du fait de la pandémie du coronavirus et depuis l’attaque de la Russie en Ukraine.

La résilience apparaît comme le facteur clé dans le débat sur la gestion de cette crise à ressorts multiples. Les démocraties doivent renforcer «de l’intérieur» leurs capacités de résistance et leur robustesse afin de mieux faire face aux menaces.

Dans le cadre de notre série, nous mettons l’accent sur un principe de la démocratie encore peu apparu dans le débat sur la résilience: l’inclusion.

Nous présentons des personnes qui s’engagent pour la «deep inclusion», soit l’inclusion pleine et entière de toutes les minorités importantes. La parole est aussi donnée à l’opposition, bien consciente d’avoir la majorité politique du pays derrière elle.

De son côté, François Desgalier a grandi dans un foyer où les débats à la table familiale faisaient partie du quotidien. Son père était syndicaliste. D’autres personnes sont moins habituées aux discussions politiques. «La préparation de Bla-Bla Vote demande donc du temps», souligne-t-il. Le plus important est d’impliquer tout le monde. C’est sans doute l’organisation politique la plus accessible de Suisse. Des termes compliqués comme « AVS» sont expliqués en langage simple, avec patience.

Deux femmes attablées à Lausanne
Nadège Marwood. Thomas Kern/swissinfo.ch

Les tables rondes de Bla-Bla Vote sont également très appréciées des personnes non handicapées. «Cette offre est vraiment destinée à la population locale», explique la co-animatrice Nadège Marwood, active au centre de quartier de Chailly. «Il s’agit de créer un cadre où tout le monde peut s’exprimer.» Jamais une personnalité politique n’a décliné l’invitation de Bla-Bla Vote.

Traduction de l’allemand: Mary Vacharidis

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