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Le vote sur l’EEE, un scrutin qui reste dans les mémoires

Scène d un débat télévisé dans les années 1990.
Le principal adversaire de l'EEE Christoph Blocher (à gauche) s'exprimant lors d'un débat face à des partisans du projet, dont Vreni Spoerry (3e depuis la droite). Keystone / Str

Peu de débats ont creusé des fossés aussi profonds à travers la Suisse que celui sur l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE). Trois personnalités qui ont dit «oui» à l’époque se souviennent de ce moment charnière de l’histoire suisse moderne.

Au début des années 1990, l’atmosphère de renouveau européen s’est emparée de certains conservateurs bon teint, même en Suisse. Ainsi, le 1er août 1991, le président du Conseil national de l’époque, Ulrich Bremi, un libéral-radical proche des milieux économiques, déclarait sur la prairie du Grütli, le lieu mythique de la fondation de la Suisse: «Vous, chères Suissesses et chers Suisses, regardez aujourd’hui le Grütli parce que vous voulez savoir où nous allons. La réponse ne peut être que la suivante: vers l’Europe».

Mais, comme on l’a vite constaté, tout le monde n’était pas de cet avis: le débat autour de la votation sur l’adhésion de la Suisse à l’EEE a rendu les nouvelles lignes de fracture perceptibles – et les a même approfondies.

L’Espace économique européen était une vaste zone de libre-échange dont les accords réglaient aussi la coopération dans les domaines de l’environnement, du social et de la recherche. La Suisse a débattu de son adhésion à cet espace pendant treize mois, une durée exceptionnellement longue.

Le 6 décembre 1992, 50,3% des Suisses ont voté contre l’EEE. 78% des personnes ayant le droit de vote se sont rendues aux urnes – le taux de participation le plus élevé depuis l’introduction du droit de vote des femmes. Beaucoup de gens étaient indécis jusqu’à la fin: fin novembre 1992, 13% des votants ne savaient pas encore si le bulletin déposé dans l’urne serait un «oui» ou un «non».

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En Suisse romande, l’adhésion au projet européen était largement majoritaire. Mais en Suisse alémanique et au Tessin, c’est un sentiment de scepticisme qui dominait: les milieux ruraux et conservateurs en particulier craignaient pour la démocratie directe et la neutralité du pays.

La ligne de fracture traversait tous les partis. swissinfo.ch s’est entretenu avec trois personnalités qui ont voté «oui» à l’époque. Deux d’entre elles, l’écologiste Ruedi Baumann et la libérale-radicale Vreni Spoerry, siégeaient au Parlement fédéral à l’époque et se sont opposées à leurs collègues de parti lors de débats publics. Quant à l’actuel libéral-radical Markus Somm, il était encore un étudiant de gauche il y a trente ans.

Vreni Spoerry: l’EEE pour éviter l’UE

Portrait d une femme
Vreni Spoerry, dans les années 1990. Keystone / Yoshiko Kusano

Vreni Spoerry, alors conseillère nationale, se souvient comment, soir après soir, elle participait à ce débat. Souvent devant un public de partisans du «non», car le camp adverse avait mieux réussi à mobiliser. «Ce qui était étonnant dans cette campagne de votation, c’est que même au sein des familles, des cercles d’amis et du parti, les avis étaient complètement opposés», se souvient Vreni Spoerry. La question de l’EEE a créé des fissures qui se sont propagées à travers des cassures déjà existantes.

«Je n’ai pratiquement jamais vécu ça», raconte Vreni Spoerry, selon qui de nombreuses informations erronées ont circulé à l’époque. Un de ses amis affirmait par exemple avec véhémence qu’il y aurait des examens et des restrictions d’accès à toutes les filières d’études si la Suisse adhérait à l’EEE.

Vreni Spoerry se souvient avoir été heureuse que le résultat fût clair, au soir du 6 décembre 1992. Et en effet, lors de l’émission de télévision consacrée aux résultats, celle-ci avait l’air calme. «Le peuple a décidé; nous allons suivre ensemble le chemin difficile que nous devons emprunter maintenant», déclarait-elle alors.

Cette voie a débouché sur les accords bilatéraux, grâce auxquels la Suisse a pu régler avec succès ses relations avec l’UE. Vreni Spoerry, également membre du conseil d’administration de Swissair jusqu’à son grounding, affirme que la compagnie aérienne suisse a ressenti «très massivement» les conséquences du non à l’EEE pendant des années. «Elle n’avait plus le ciel libre au-dessus de l’Europe. Elle était la seule à ne plus pouvoir décoller de Londres avec un avion, faire monter et descendre des passagers à Paris, puis continuer vers Vienne», rappelle-t-elle.

L’ancienne conseillère nationale raconte encore qu’elle avait été un jour invitée en Finlande pour expliquer le refus de la Suisse à l’EEE. Un Finlandais lui avait alors dit que la situation dans l’UE était pire que sous les tsars. Pour sa part, Vreni Spoerry n’a jamais voulu adhérer à l’UE, mais a cru, en 1992, que l’EEE était nécessaire justement pour éviter de devoir rejoindre l’UE.

Aujourd’hui, Vreni Spoerry répète à swissinfo.ch ce qu’elle avait déjà expliqué à l’époque en Finlande: le comportement du gouvernement suisse a été décisif dans l’échec de l’EEE: «Le fait que le conseiller fédéral Adolf Ogi ait déclaré que l’EEE était un camp d’entraînement pour l’adhésion à la Communauté européenne; que le Conseil fédéral ait déposé une demande d’adhésion juste avant la votation».

Ruedi Baumann: le paysan europhile

Deux hommes dont un portant un sac de blé
Ruedi Baumann (à gauche) en 2001, lors de son départ de la présidence du Parti écologiste suisse. Keystone / Michele Limina

«C’était quand? En 1992? Ça fait 30 ans!», s’exclame Ruedi Baumann. La campagne de votation sur l’adhésion à l’EEE a marqué le début de la carrière politique nationale de cet agriculteur bio du canton de Berne, qui est devenu par la suite président du Parti écologiste suisse et qui dirige depuis maintenant 20 ans une exploitation bio dans l’ouest de la France. Ruedi Baumann est un agriculteur vert qui, avec sa famille, «a adhéré à l’UE», comme il le dit.

«Dès le début, il y a eu de vifs débats au sein du groupe parlementaire», se souvient-il en se remémorant la période qui a suivi son élection au Conseil national en 1991. Les discussions sont vite devenues polémiques. «On disait par exemple que l’on irait jusqu’à réglementer la courbure de concombres», dit-il.

«J’avais déjà entendu les discours du commissaire européen, qui voulait détruire l’agriculture et ne conserver que les exploitations géantes comme les kolkhozes soviétiques, lors de mon apprentissage d’agriculteur», raconte Ruedi Baumann avec malice. Dans les années 1980, il a ensuite découvert, en tant que stagiaire dans une exploitation agricole en Angleterre et lors de voyages en auto-stop, comment d’autres pays européens collaboraient.

Table avec des personnes assises
Conférence de presse du groupe «Pour une Suisse sociale dans une Europe sociale. Critique à l’EEE», en octobre 1992. Ruedi Baumann est les deuxième depuis la droite. L’auteur connu Peter Bichsel se trouve tout à droite. Keystone / Str

Aujourd’hui encore, Ruedi Baumann reste un fervent partisan de l’UE. «Je vis l’UE depuis 22 ans en tant que paysan. Les conditions-cadres pour l’agriculture ne sont pas pires qu’en Suisse. Beaucoup de choses, notamment dans le domaine de l’écologie, sont plus avancées».

Alors qu’il raconte avec bonne humeur les débats d’il y a 30 ans, il semble soudainement plus amer. «En France, on ne parle presque pas de la Suisse – et quand on le fait, ce n’est pas en tant que modèle. On a l’image d’un pays qui veut simplement profiter: secret bancaire, blanchiment d’argent, échappatoires fiscales, argent des oligarques russes», déplore-t-il.

Les écologistes ont pris un tournant europhile par le biais de l’EEE. «Notamment parce qu’ils ont réalisé que le non à l’EEE créait un nouvel élan pour le milliardaire de l’UDC Christoph Blocher». Pendant la votation sur l’EEE, le scepticisme régnait en Suisse alémanique. «Chez les Verts, l’argument principal contre l’intégration européenne était qu’on ne peut pas du tout participer aux décisions dans l’UE. N’y a-t-il rien de vrai dans cette affirmation? Ce que la Suisse aurait dû supprimer de sa démocratie directe n’aurait été élaboré que dans la demande d’adhésion détaillée. Cela n’a jamais été fait – c’est pourquoi on a pu affirmer toute sorte de choses fantaisistes», estime Ruedi Baumann.

Dans les milieux alternatifs de gauche, on n’était pas sceptique à l’égard d’une trop grande proximité avec l’Europe par souci de se démarquer, mais parce qu’on était «pour une intégration européenne plus démocratique et plus sociale», comme le décrit un acteur. Selon une analyse qui a suivi le scrutin, 2% des votants auraient même été favorables à l’UE, mais pas à l’EEE. Selon cette analyse, 53% des sympathisants des Verts ont voté pour l’adhésion à l’EEE. Une majorité certes, mais une majorité faible.

«Des groupes d’hommes inconnus» à Bruxelles décideraient à l’avenir de l’économie, du social et de l’environnement, écrivait en revanche l’écrivain Otto F. Walter, un mois avant le vote, dans l’hebdomadaire de gauche Wochenzeitung. Leurs décisions seraient «définitives» et «prises à huis clos». Le Conseil fédéral et le Parlement n’auraient «plus à trembler devant l’opposition du peuple», car ils ne seraient tout simplement plus compétents. Otto F. Walter, décédé en 1994, pensait que l’adhésion à l’EEE conduirait à la «domination des forces du libre marché» et au «démantèlement des droits populaires».

Markus Somm: en accord avec son père

Homme posant devant une bibliothèque
Markus Somm dans les locaux de son portail d’information en ligne Nebelspalter.ch. © Keystone / Gaetan Bally

Mais dans l’ensemble, une nette proportion des personnes se considérant de gauche ont approuvé l’adhésion à l’EEE – tout comme la grande majorité de celles qui se sentaient proches du Parti libéral-radical.

Pour l’étudiant de gauche Markus Somm, le fait d’être du même avis que son père Edwin Somm, directeur du groupe industriel ABB, lors de la votation sur l’EEE, était une expérience nouvelle. «Chez nous, le oui à l’EEE était important. C’était la première grande question sur laquelle j’étais d’accord avec mon père», raconte-t-il.

Il s’était donc engagé aux côtés de son père: «Je l’ai coaché et lui ai écrit certains discours». Aujourd’hui, Markus Somm est un journaliste de droite et un entrepreneur. Sa plateforme «Nebelspalter» est cofinancée par des entrepreneurs qui s’engagent contre l’accord-cadre avec l’UE.

Avant la votation sur l’EEE, il régnait une «ambiance de tabula rasa», décrit Markus Stomm. «C’était un sentiment hystérique entre panique et espoir: pour les uns, tout devait changer après la chute du Mur – pour les autres, à l’aile blochérienne de l’UDC, il n’y avait plus que le passé». Dans ce contexte, la question de savoir si la Suisse devait accepter ou non l’EEE a été «totalement exagérée» par les deux parties. Après coup, le résultat a été rendu encore plus symbolique par le fait que le Conseil fédéral n’a pas retiré la demande d’adhésion à l’UE. Le gouvernement a ainsi donné de l’élan à l’UDC.

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En tant que journaliste, Markus Somm a particulièrement suivi le Parti démocrate-chrétien dans son développement à partir du milieu des années 1990. Dans nombre de ses bastions, les réticences du parti catholique à l’égard de l’EEE étaient particulièrement fortes. «La Suisse centrale était très patriotique et conservatrice, des gens qui croient en la Confédération», décrit-il. L’UDC n’y a créé des sections que dans les années 1990. «Il n’y avait à l’époque pas de section de l’UDC dans le canton de Schwyz et maintenant, lors des dernières élections, le parti de la droite conservatrice y a récolté 36,9% des voix. Le Parti libéral-radical, dont Markus Somm est membre, n’est pas non plus «vraiment remis» du débat sur l’Europe et a perdu «une partie de l’élite économique».

Bien que ses effets aient durablement marqué le paysage politique suisse, Markus Somm considère que désormais l’EEE «fait partie de l’histoire». Il ne faut pas s’attendre à une nouvelle tentative d’intégration européenne – et il accorde «peut-être 30%» de voix en faveur d’un projet comme l’accord-cadre en cas de votation.

Le pourcentage de personnes favorables à une adhésion de la Suisse à l’UE est effectivement au plus bas. Pourtant, dans le sillage de la crise de l’électricité et de la situation mondiale, les relations avec l’Union européenne occupent une place étonnamment élevée au sein de la population: les «relations avec l’Europe» occupent ainsi la quatrième place du Baromètre des préoccupations 2022 de Crédit Suisse, qui recense les thèmes qui préoccupent le plus la population suisse. Selon ce baromètre, une «percée» dans les négociations avec l’UE après l’échec de l’accord-cadre est importante à très importante pour 66% des votants. Toutefois, la majorité d’entre eux n’est pas convaincue que cette «percée» tant espérée aboutira.

Texte relu et vérifié par David Eugster, traduit de l’allemand par Olivier Pauchard

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