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Comment un désaccord avec Roche ébranle le système suisse de tarification des médicaments

Roche
Le Lunsumio, qui traite un cancer rare et mortel du système lymphatique, a servi de projet pilote pour un nouveau processus visant à accélérer l'accès aux médicaments innovants. Keystone / Georgios Kefalas

La nouvelle procédure suisse visant à garantir aux patients un accès accéléré aux médicaments innovants vit son premier revers. L'autorité de régulation et le géant pharmaceutique Roche sont engagés dans un bras de fer au sujet du prix du Lunsumio, un médicament anticancéreux prometteur. Ce différend risque de créer un dangereux précédent.

La multinationale pharmaceutique Roche a provoqué une onde de choc au sein du système de santé suisse, en recourant à une stratégie risquée qui met à l’épreuve le pouvoir de l’autorité nationale de régulation du prix des médicaments.

Le 1er juillet dernier, la firme basée à Bâle a discrètement retiré du marché national son nouveau médicament anticancéreux mosunetuzumab, commercialisé sous le nom de marque Lunsumio. Une conséquence de l’échec des négociations sur le prix dudit traitement avec l’Office fédéral de la santé publique (OFSP).

Cet échec a conduit l’OFSP à retirer Lunsumio de la liste des médicaments remboursables par l’assurance maladie obligatoire (ou «liste des spécialités»), privant les patients de l’accès au traitement. Roche aurait pu renouer avec sa pratique antérieure et autoriser le remboursement au cas par cas. Mais le groupe a pris la décision bien plus radicale de retirer le médicament du marché.

L’entreprise a indiqué que le Lunsumio resterait disponible pour les patients déjà sous traitement, et serait à l’avenir gratuit pour les patients éligibles au programme suisse d’accès aux médicaments (SPAPLien externe), soutenu par une association médicale à but non lucratif.

Médecins et associations de patients ont été interloqués à la nouvelle de la décision de Roche, laquelle a fait la une des médias suissesLien externe à la mi-juillet et incité le principal réseau suisse de patients atteints de lymphome à critiquer publiquement l’échec des négociations.

«La décision de Roche a de sérieuses implications à court comme à long terme pour les patients atteints de lymphome, explique par courriel à Swissinfo la présidente du réseau lymphome.ch, Rosmarie Pfau. C’est un nouveau revers pour le développement de médicaments» qui enverra sans aucun doute «un clair signal aux autres entreprises pharmaceutiques désireuses d’introduire en Suisse de nouveaux traitements contre le cancer».

En Suisse, contracter une assurance maladie auprès d’une compagnie d’assurance privée est obligatoire. Ces dernières ne peuvent refuser personne. Des subsides étatiques sont accordés aux ménages à faible revenu, garantissant que tout un chacun soit couvert. Le gouvernement réglemente primes et prix, mais contrairement à beaucoup de pays européens, le système suisse n’est pas financé par les impôts ni par les cotisations sociales.

Ce retrait décidé par Roche ajoute de l’huile sur le feu d’une opposition entre laboratoires pharmaceutiques et autorités sanitaires partout sur la planète au sujet de la valeur réelle des nouveaux médicaments innovants, en particulier ceux ciblant un marché de niche. Alors que les firmes pharmaceutiques font tout pour obtenir des lancements rapides et des prix élevés, les régulateurs cherchent à s’assurer que la facture finale corresponde à la valeur thérapeutique réelle du nouveau médicament. Cela dans un contexte de budgets à la peine face la flambée des coûts de la santé.

Le Lunsumio, qui traite un cancer rare et souvent fatal du système lymphatique, est la première thérapie à bénéficier du nouveau processus visant à accélérer l’accès aux médicaments innovants en Suisse. Plusieurs spécialistes estiment que la décision de Roche pourrait compromettre les négociations futures et encourager d’autres fabricants à suivre son exemple, synonyme de prise en otage des autorités en charge de la fixation des prix.

Un succès précoce

Médicalement, Lunsumio est salué comme une réussite. Il a reçu son feu vert aux États-Unis en 2022 avant d’être approuvéLien externe depuis lors dans plus de soixante pays sur la base d’un essai clinique mondial de phase II impliquant 90 patients. Environ 80% des malades traités ont répondu au traitement et, chez 60% d’entre eux, la maladie n’était plus détectable.

En Suisse, l’autorité d’autorisation et de contrôle des médicaments Swissmedic a accordé une autorisation temporaire au Lunsumio en février 2023 pour les patients n’ayant pas répondu à deux traitements antérieurs. Parmi les quelque 500 personnes diagnostiquées chaque année dans le pays avec un lymphome folliculaire, les autorités sanitaires estimaient à 28 les personnes éligibles.

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Lunsumio a été le premier médicament à bénéficier de la nouvelle procédure d’accès précoce permettant le remboursement par les assureurs immédiatement après l’autorisation de Swissmedic. Cette procédure vise à réduire le délai entre ce feu vert et la couverture par l’assurance, qui est actuellement de 6 mois à un an, afin d’accélérer l’accès à des médicaments essentiels pour les patients atteints de maladies rares, n’ayant que peu ou pas d’autres options thérapeutiques.

Roche et l’OFSP s’étaient accordés sur un modèle provisoire de tarification. Il prévoyait la prise en charge des doses initiales par l’entreprise jusqu’à confirmation de l’efficacité du médicament par les médecins. Les doses suivantes devaient être assumées par l’assurance maladie. Le prix a été fixé à 7470 francs par dose de 30 ml. Les patients reçoivent généralement entre 8 et 17 doses, selon une copie archivée de la liste des spécialités, d’où un coût total situé entre 60’000 et plus de 120’000 francs.

Cet arrangement tarifaire était un moyen de rémunérer des «médicaments prometteurs dont les données sont encore incertaines», selon l’organisme de régulation. Toute modification de l’accord était soumise à l’autorisation de Swissmedic, qui exige la présentation des résultats d’un essai de phase III.

Mais au moment de l’expiration de l’autorisation temporaire février 2025, l’essai de phase III n’était pas terminé. Roche n’était pas en mesure de fournir les données requises pour obtenir l’autorisation définitive. Les résultats sont désormais attendus début 2026.

Selon l’OFSP, Roche a néanmoins souhaité mettre fin aux paiements anticipés et passer à un remboursement intégral après les résultats positifs rapportés par les oncologues recourant au traitement. Sans commenter le prix, l’entreprise a indiqué à Swissinfo avoir proposé des «remises substantielles» à l’OFSP.

Les enjeux sont importants pour Roche. Il est prévu que Lunsumio atteigne un pic de ventes annuelles comprises dans une fourchette de un à deux milliards de dollars. Il est actuellement testé en association avec d’autres médicaments et sous une forme plus facile à administrer. En 2024, deux ans après son lancement aux États-Unis, il a généré 71 millions de dollars, en hausse de 25% sur un an.

De nombreux pays européens proposent Lunsumio sous l’égide de leurs système de santé national. Les organismes d’évaluation français et britanniqueLien externe ont cependant refusé de le recommander, invoquant tous deux des preuves insuffisantes de ses avantages par rapport aux traitements existants. La SuèdeLien externe a fait le choix inverse malgré l’absence de données issues d’essais cliniques (III), l’estimant rentable au prix confidentiel négocié avec Roche.

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Les autorités sanitaires suisses ont fait valoir qu’octroyer une exception à Roche serait la porte ouverte à des demandes similaires venant d’autres fabricants. Mettre fin à ce modèle de tarification «aurait conduit à une inégalité de traitement par rapport aux autres entreprises pharmaceutiques dont les médicaments ont été approuvés pour une période limitée», explique à Swissinfo un porte-parole de l’OFSP. L’expérience individuelle de médecins peut fournir des informations précieuses, mais «ne peut se substituer à des essais cliniques fondés sur des preuves».

L’OFSP dit toujours espérer trouver une solution avec Roche concernant le remboursement. En attendant, Swissmedic a prolongé l’autorisation temporaire du Lunsumio jusqu’en 2027.

Des appels au changement

On ne sait pas exactement ce qui a poussé Roche à prendre cette décision tranchée sur ce médicament spécifique, d’autant que son marché en Suisse est de taille modeste. Certains experts suggèrent que l’entreprise voulait ainsi faire comprendre aux autorités helvétiques qu’elles ne peuvent pas continuer à faire baisser les prix. La pression croissante exercée par le président américain Donald Trump sur les pays européens pour qu’ils augmentent chez eux les tarifs des médicaments a peut-être aussi donné des ailes à Roche.

«Il y a vingt ans, la Suisse payait des prix similaires ou supérieurs à ceux pratiqués dans d’autres pays, rappelle Karin Steinbach, spécialiste de la question chez Lattice Point Consulting, un cabinet de conseil genevois. Cela faisait d’elle un des premiers marchés où les fabricants lançaient leurs nouveaux traitements.»

L’OFSP fixe les prix sur la base de deux critères essentiellement: une comparaison avec les traitements existants actuellement utilisés pour traiter la maladie en Suisse (comparaison interne), une autre comparaison avec la moyenne des prix pratiqués dans neuf autres pays européens (comparaison externe). Si un médicament est particulièrement innovant, un supplément de 20% est ajouté à la comparaison interne.

Mais la tolérance à l’égard des prix élevés a changé dans un contexte où se multiplient les appels à maîtriser des coûts de la santé en forte progression.

Avec ses 9 millions d’habitants, la Suisse n’est pas aussi attractive que les États-Unis et l’Allemagne, ce qui ne facilite pas la tâche des autorités sanitaires au moment de négocier les prix.

«Plus les marchés sont vastes, plus ils sont intéressants du fait du nombre élevé de patients, explique Thomas Hofmarcher, économiste de la santé au Institute for Health Economics de Suède. Quand vous êtes un petit marché, vous risquez de voir des produits être retirés, l’entreprise estimant qu’elle peut se permettre de vous perdre. Elle peut vouloir signaler au payeur qu’il ne peut pas constamment réduire les prix.»

Le processus d’accès précoce, ancré dans la loi en 2024Lien externe, visait à satisfaire toutes les parties mais le dossier Lunsumio a fait les frais des habituelles tensions entre fabricants de médicaments et autorités sanitaires au moment de négocier sur les prix.

«Cette situation est malheureusement symptomatique des problèmes fondamentaux dans la fixation des prix en Suisse, sur lesquels nous alertons depuis longtemps, lance un porte-parole de Roche. Nous et les autres entreprises du secteur de la santé ne pourrons continuer à fournir des médicaments nouveaux et innovants pour sauver et soigner les gens qu’à condition que nos médicaments actuels soient remboursés en proportion des investissements consentis au préalable.»

Texte relu et vérifié par Nerys Avery/vm/ac, traduit de l’anglais par Pierre-François Besson/ptur

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