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La frontière, c'est l'occasion de grandir

Rencontre dans un bar italien à deux pas de chez lui: Zurich offre aussi à Pippo Pollina un peu d'italianité. swissinfo.ch

La vie et l'art de la rencontre: cette maxime a poussé le chanteur et compositeur sicilien Pippo Pollina à parcourir l'Europe et à travailler avec des artistes comme Franco Battiato, Konstantin Wecker ou Georges Moustaki. Interview.

Ce contenu a été publié le 13 avril 2008 - 09:54

Quand il est arrivé à Zurich, il y a une vingtaine d'années, Pippo Pollina n'imaginait pas qu'il y resterait si longtemps. Mais c'est en Suisse qu'il a lancé sa carrière et fondé sa famille. Intégré? Oui, mais à sa façon: en restant fidèle à lui-même. Du reste il le dit: «ma patrie – mes racines – ce sont mes souvenirs».

swissinfo: Vous avez quitté la Sicile à 23 ans, après l'assassinat du rédacteur en chef du périodique anti-mafia pour lequel vous travailliez. Etait-ce une fuite ou la recherche d'une vie nouvelle?

Pippo Pollina: Un peu les deux. Je suis de nature très curieuse, j'ai toujours voulu explorer la vie et, à un certain point, je me suis senti à l'étroit en Italie. Je l'aime beaucoup mais c'est un pays qui vous bloque, qui vous contraint continuellement à vous aligner, qui vous limite parce que, souvent, il brime votre individualité. Et moi, j'ai toujours été un chien fou. L'Italie était trop conformiste pour moi.

De plus, après ce qui s'est passé, je n'avais plus envie de risquer ma vie et celle de mes proches. Je sentais que j'avais besoin d'une pause. Une pause qui s'est ensuite transformée en un authentique adieu à l'Italie, mais malgré moi. C'est arrivé, simplement.

swissinfo: En quittant l'Italie, vous avez dû traverser plusieurs sortes de frontières. Qu'est-ce que cela signifie pour vous, la frontière?

P. P.: Un point de passage, où l'identité devient indéfinie et donc, paradoxalement, où l'essence de la personne compte plus. Quels que soient les drapeaux, inventés par volonté politique de marquer les frontières, il me semble que la frontière est un lieu où les gens ont la perception de l'autre: l'autre est là, il est plus proche et on devient une partie de l'autre.

Même si je rêve d'un monde sans frontières, les frontières me fascinent. Comme tous les moments de passage, il y a aussi un moment de crise et, donc, en même temps, de progrès. Faire le pas est une sorte d'exorcisme. Bien sûr, on a un passeport qui permet de le faire plus facilement. Si on vient du Burundi, c'est un peu plus difficile de passer les frontières et de voyager en long et en large en Europe.

swissinfo: Pourquoi vous êtes-vous arrêté en Suisse?

P. P.: Parce que c'est ici qu'il y avait pour moi les meilleures conditions pour exprimer mon bagage culturel et qu'il y avait le meilleur public pour le recevoir.

La Suisse est un observatoire extraordinaire sur l'Italie. On va sur les Alpes et, de là, on la voit, à distance. A Zurich, déjà dans les années 1985-86, les journaux italiens arrivaient tous les jours. S'asseoir à une table et lire le «Corriere della Sera» ou «La Republica» en dégustant un café était alors impossible à Londres, Paris, Stockholm ou Madrid. Les 700'000 immigrés italiens arrivés dans les années 70 avaient diffusé l'italianité dans un pays qui l'avait accueillie à contrecœur. Il y avait donc ici toutes les conditions culturelles pour que ma musique puisse s'enraciner rapidement.

Je l'ai compris à Lucerne, quand j'ai rencontré Linard Bardill. Je chantais dans la rue une chanson de Francesco Guccini. Il m'a entendu et s'est arrêté. Je connaissais Guccini et je parlais italien. «Regarde ça, me suis-je dit. Voilà un Suisse qui connaît Guccini.» C'est bizarre, on s'attend à ce qu'il connaisse Eros Ramazzotti ou Toto Cutugno, et voilà qu'il connaît Guccini. Ce sont ces petites choses qui font qu'on se dit: «Ici, c'est le bon endroit.»

Plus tard, j'ai connu celle qui est devenue ma femme et cela a influencé ma décision de rester. Me connaissant, je crois qu'après quelques années, je me serais dit: «Bon, j'ai épuisé cette expérience, allons en faire d'autres ailleurs». Mais aujourd'hui, ma raison de rester, c'est mes enfants. Même si nous ne vivons pas ensemble, il est important pour moi de rester près d'eux, de les accompagner et de les aider jusqu'à leur majorité. Ensuite, on verra.

swissinfo: Une famille, un public, un lieu permettant de vivre près de l'Italie tout en s'en détachant: Zurich a donc exaucé tous vos désirs?

P. P.: Cela va très bien ainsi, mais j'aimerais avoir un public plus italophone, parce cela me permettrait de m'exprimer différemment. Si, quand on chante, on a la sensation que les gens comprennent en temps réel ce qu'on est en train de dire, on peut se permettre de dire des choses plus élaborées, d'un point de vue littéraire. Le répertoire que je présente en Suisse n'est pas le même qu'en Italie, où mon public est plus politique.

Mais je vis dans les deux endroits. Je connais aussi bien l'un que l'autre. Et l'avantage de celui qui, dans un certain sens, perd sa patrie, est qu'il acquiert quelque chose d'autre et il devient un peu les deux choses. Pas l'une ou l'autre, mais les deux ensemble.

swissinfo: Vous êtes suisse?

P. P.: Il y a des années, j'avais demandé la citoyenneté, puis j'ai retiré ma demande parce que j'avais été énervé par un téléphone de la police.

Récemment, j'ai déposé une nouvelle demande. Et cette fois encore, je suis tenté de la retirer. J'ai reçu une lettre me demandant tous mes certificats scolaires, les écoles que j'ai fréquentées, mon livret d'étudiant à l'université... J'ai envie de répondre: «Excusez-moi, mais si je n'ai fait que l'école primaire ou si j'ai six maîtrises, est-ce que cela change quelque chose?» Et il semble bien que oui. Je comprends qu'on me demande si je paie mes impôts – et je les paie régulièrement depuis dix-huit ans – ou si mon casier judiciaire est vierge, mais le niveau des études, ça, je ne comprends pas.

En réalité, moins j'ai de passeports et mieux je me porte. Mais il faut aussi être réaliste: aujourd'hui, j'ai un permis d'établissement et si je m'en vais dans un autre pays pour plusieurs mois, je le perd. Du moment que mes fils vivent ici, j'aimerais avoir le droit de revenir si j'en ai envie. Et cela n'est possible qu'avec un passeport à croix blanche.

Interview swissinfo, Doris Lucini, Zurich
(Traduction de l'italien: Isabelle Eichenberger)

Biographie

Pippo (Giuseppe) Pollina est né à Palerme en 1963. A 6 ans, alors qu'il jouait au ballon, il est renversé par une voiture. En conséquence de ses graves blessures, sa vie s'oriente vers la littérature et la musique.

Pendant ses études de droit à Palerme, il travaille pour le périodique anti-mafia «I Siciliani» (les Siciliens); son rédacteur en chef, Giuseppe Fava, est assassiné en 1984. Pippo Pollina quitte alors la Sicile pour partir à la découverte de l'Europe.

En 1986, il rencontre à Lucerne le chanteur compositeur suisse Linard Bardill, qui le pousse à chanter ses chansons et lui ouvre les portes des théâtres suisses. En 1993, il se fait connaître aussi en Allemagne et en Autriche en accompagnant la tournée du chanteur allemand Konstantin Wecker. En 1995, il rencontre Georges Moustaki qui accepte de l'aider à traduire en français le texte d'une chanson dédiée à Léo Ferré, l'un de ses modèles.

En 1997, il décide de retourner se produire en Italie. Deux ans plus tard, il sort «Rossocuore» (cœur rouge), un album inspiré d'œuvres littéraires. En 2007, sa comédie musicale «L'ultimo volo, orazione civile per Ustica» (le dernier vol, oraison civile pour Ustica), inaugure le Musée de la mémoire de Bologne.

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Pas que la musique

Outre 14 albums, Pippo Pollina s'est également illustré en jouant dans «Ricordare Anna», film de 2005 du réalisateur Walo Deuber.

Il a remporté diverses récompenses, comme le prix Kupferle (1996) en Allemagne, le prix d'encouragement de la ville de Zurich (1996), la plaque Rino Gaetano (2003) et le prix pour l'engagement politique et civil du Festival de Faenza (2005).

Sa tournée de 2004 en Italie a été filmée en DVD par le cinéaste hambourgeois Christian Geisler. Deux livres lui ont été consacrés en 1997 et 2005 et il est aussi mentionné dans un ouvrage du sociologue italien Nando Dalla Chiesa (1999).

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