Des perspectives suisses en 10 langues

Soixante, septante, huitante, nonante… logique!

L’Hôpital des Quinze-Vingts, à Paris, en 1567. Anonyme

Il y a le français de France et les langues françaises d’ailleurs. Et parfois, le cartésianisme hexagonal semble mis a mal par la logique linguistique. Comment dites-vous 96? Nonante-six ou quatre-vingt-seize? Et pourquoi? Explications.

– C’est encore loin?
– Quatre-vingt seize kilomètres!


Rien de surprenant à ce dialogue. Maintenant, imaginez le même en anglais:

– Is it far from here?
– Four twenty and sixteen miles!


La réaction du premier quidam venu serait pour le moins l’étonnement: «Il est fou, lui! Peut pas dire ninety-six comme tout le monde?»

Tout Suisse se baladant dans l’Hexagone est pourtant régulièrement moqué lorsqu’il dit «nonante-six», ou «septante-cinq», ou «huitante-deux». A tel point que le web fourmille de blogs ou le sujet est abordé, et de pages où l’on tente de l’expliquer… Tentative de synthèse.

L’origine

Un peu de maths pour commencer. Votre ordinateur – et même le mien – fonctionne sur le langage binaire. Autrement dit, la base 2, parce qu’il n’emploie que des 0 et des 1, soit deux chiffres. Au quotidien, nous avons l’habitude de compter en base 10 (système décimal). Mais d’autres le faisaient en base 20 (système vicésimal ou vigésimal). Ainsi, très loin, les Mayas, les Aztèques. Et plus près de nous, mais il y a longtemps quand même, les Normands, les Basques, certains Celtes…

En Gaule et ailleurs, les Romains imposèrent le système décimal. Sans parvenir, manifestement, à faire totalement disparaître le système vicésimal – ou à empêcher son apparition, selon l’origine qu’on lui voit – puisqu’au Moyen-âge, celui-ci se porte bien dans moult régions: aussi trouvait-on les formes vint et dis (30), deux vins (40), trois vins (60), quatre vins (80), constate l’Académie française sur son site web.

Et si à Paris existe aujourd’hui le centre hospitalier des Quinze-Vingts, spécialisé dans l’ophtalmologie, c’est parce que Saint-Louis avait fondé vers 1260 l’hospice des Quinze-Vingts, destiné à 300 chevaliers aveugles (15 x 20 = 300, le compte est bon).

Vers le 15ème siècle, le système décimal reprend du poil de la bête. Et trente, quarante, cinquante, soixante l’emportent progressivement sur leurs équivalents vicésimaux. Victoire relative, puisque au-delà de 69, des formes mixtes (soixante-dix) ou clairement vicésimales (quatre-vingts, quatre-vingt-dix) subsistent.

Pourquoi? Peut-être simplement parce qu’il s’agit là d’une façon de calculer qui permet d’éviter les grands nombres, et qui est donc pratique par exemple pour le commerce. La «douzaine» joua aussi ce rôle. Qui a lu «Le Tour de Gaule» d’Astérix se souvient nécessairement de ce qu’est une «grosse»: une unité de mesure valant douze douzaines…

La normalisation du 17ème Siècle

Quoiqu’il en soit, au 17ème siècle, le grammairien Claude Favre de Vaugelas (1585-1650) va tenter de donner un premier ordre de marche dans ses «Remarques sur la langue françoise». D’autres suivront.

«’Septante’ n’est François qu’en un certain lieu où il est consacré, qui est quand on dit la ‘traduction des Septante’ ou les ‘Septante Interpretes’, ou simplement ‘les Septante’, qui n’est qu’une mesme chose», écrit-il en faisant allusion à «La Septante», soit la traduction en grec de la Torah, la Bible hébraïque, traduction qui aurait été effectuée à Alexandrie au 3ème Siècle avant J.C. par 72 traducteurs, d’où son nom – l’historien Flavius Josèphe a arrondi!

«Hors delà il faut toujours dire soixante-dix, tout de mesme que l’on dit ‘quatre-vingts’, & non pas ‘octante’, & ‘quatre-vingts-dix’ & non pas ‘nonante’», poursuit Vaugelas. Soit une amusante façon d’édicter des règles parfaitement normatives… sans trancher pour autant entre les deux systèmes.

Bref. Vaugelas n’empêchera pas les différentes formes de se côtoyer encore, même en France, comme le relève le site web «Au domicile des mots dits et écrits». Ainsi Molière écrit-il «Quatre mille trois cent septante-neuf livres douze» dans le Bourgeois gentilhomme (acte III, scène 4). Mais «Par ma foi, je disais cent ans, mais vous passerez les six-vingts» dans L’Avare (acte II, scène 5). Et au 18ème siècle, Voltaire emploiera parfois encore «septante» et «nonante».

Aujourd’hui

Aujourd’hui, septante et nonante s’emploient en Suisse, mais aussi à Jersey, en Belgique et parfois dans les anciennes colonies belges – République démocratique du Congo, Rwanda, Burundi.

Huitante se limite à certains cantons suisses (en particulier le canton de Vaud, mais aussi Fribourg et le Valais), alors qu’octante semble avoir pratiquement coulé corps et biens. A l’exception de la Lorraine? C’est ce que semble dire le mystérieux mais érudit auteur du site «Au domicile des mots dits et écrits», toujours lui, qui ajoute que les formes septante et nonante «survivent de manière marginale chez les personnes âgées dans des provinces de l’Est (Savoie, Provence, Lorraine, Franche-Comté)».

De manière très marginale alors… Car aujourd’hui, la France a clairement renoncé aux formes septante, octante/huitante, nonante, et les dictionnaires courants n’y font plus référence qu’en tant que régionalismes belges et suisses.

Et les «régionaux» en question de s’agacer de l’arrogance française, même sur le web: «Parce que septante, huitante et nonante c’est logique, tas d’neige!» tonitrue un groupe sur Facebook.

Il faut dire que là où le Français voit un «parler juste», le Romand constate surtout un usage aussi incohérent que mal pratique. Et vieux jeu… comme quand, trente ou quarante ans après la dévaluation, certains Français parlaient encore en anciens francs, préférant se noyer dans les millions qu’ils n’avaient pas plutôt que d’utiliser un langage rationnel.

Mais… la beauté de la langue réside-t-elle toujours prioritairement dans sa rationalité?

 

Le système à base dix voit en 70 «sept fois 10» alors que le système à base vingt le considère comme « trois fois vingt plus dix ». On retrouve cet usage en vieil anglais.

Dans la Bible anglicane – publiée en 1611 et dédiée au roi Jacques Ier –, pour parler de la durée de vie moyenne d’un être humain, par exemple, on utilise l’expression three-score years and ten – trois fois vingt ans plus dix –.

Le mot anglais score veut dire plusieurs choses à la fois. C’est très intéressant. Il signifie, entre autres, «vingt», comme dans le texte biblique, mais aussi «compter», comme compter les points dans une partie de tennis, ainsi que «tracer un repère» sur quelque chose.

Ces trois sens sont liés: ils renvoient à l’ancienne coutume de garder une trace des quantités – «par vingt» – en faisant des encoches sur un bâton de bois, coutume que l’on appelait scoring ( la «taille»).

In «Pourquoi le monde est-il mathématique ?» de John D. Barrow (Éditions Odile Jacob, Paris, 1996).

Le français fait son apparition en Suisse au 15ème siècle, à travers les livres. Il cohabite pendant plusieurs siècles avec les patois locaux.

En France, après la Révolution, la langue devient le nouveau symbole de l’identité nationale, à la place du roi. Les régionalismes sont alors pourchassés.

Dans la foulée, la Suisse mène une politique anti-patois, sous prétexte que le patois empêche les enfants d’apprendre le français correctement.

Aujourd’hui, 90% de la langue française est commune à toutes les régions francophones.

1,5 millions de Suisses romands parlent français.

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