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Carlo Brandt (1) – Le besoin de comprendre le monde

Carlo Brandt, au-delà du Méléagant de Kaamelott... swissinfo.ch

L’acteur genevois est le parrain du 7ème Festival du film français d’Helvétie, qui bat son plein ce week-end à Bienne. L’occasion de parler avec lui de multiculturalisme, de théâtre et de ’17 filles’, le film qui faisait l’ouverture du festival. Entretien – première partie.

La Cérémonie d’ouverture du 7ème «FFFH», festival qui vise à rapprocher les deux cultures de Bienne la bilingue, a eu lieu jeudi soir, accompagnée de la projection de 17 filles, de Muriel et Delphine Coulin, un premier long-métrage très réussi, grâce notamment à la performance de la jeune et remarquable actrice Louise Grinberg.

L’histoire est inspirée d’un fait divers survenu en 2008 en Angleterre, transposé en France, à Lorient. 17 filles décident, dans le même lycée, de tomber enceintes. Caprice? Révolte? Utopie collective et rêveuse contre réalisme terne, l’affaire suscite l’incompréhension des adultes et le débordement du proviseur, interprété par Carlo Brandt…

Si l’acteur genevois tient un petit rôle dans le film, les parentés entre la problématique évoquée et sa propre vision du monde sont loin d’être anodines. Rencontre.

swissinfo.ch: Vous êtes présent à Bienne comme parrain du festival, une manifestation construite sur l’idée du bilinguisme. Vous êtes vous-même un Suisse francophone italo-allemand d’origine. Comment cohabitent en vous vos différentes cultures?

Carlo Brandt: Ma mère est italienne, je suis bilingue grâce à elle. Mon père est d’origine allemande. Avoir une culture germanique de profondeur, mixée à une espèce de grâce italienne, c’est pas mal, dans le travail! En fait, quand je suis avec des gens d’origine germanique, j’ai mon côté italien qui ressort, et quand je suis avec des latins, c’est mon côté germanique.

swissinfo.ch: Le sens de la contradiction?

C.B.: Oui, et cela amène toujours un plus, même dans les rapports de travail. J’ai beaucoup collaboré avec Benno Besson, qui a beaucoup travaillé en Allemagne. Et quand j’ai commencé à travailler en France avec des metteurs en scène français, j’avais une culture de travail germanique, qui n’existe pas en France, mais qui fascine les Français. Parce que les Français n’aiment pas travailler. C’est-à-dire qu’ils travaillent sur la nature des actrices et des acteurs, alors que la culture allemande, c’est une culture de construction du jeu.

swissinfo.ch: Construction du jeu, mais vous dites également avoir une approche très spontanée, sur le moment, du rôle…

C.B.: On ne peut pas faire cela tout de suite. C’est l’avantage d’avoir quelques milliers d’heures de pilotage sur les plateaux de théâtre et de cinéma. Au début d’une formation – et je pense que c’est la même chose pour un boulanger ou un ébéniste – on apprend. On est donc volontariste sur la façon dont on veut poser les choses. Et petit à petit, on voit que pour avancer dans son travail, le paradoxe est qu’il faut parfois oublier ce qu’on a appris et se laisser aller, se faire confiance, faire confiance à notre partie organique. J’ai donc pris l’habitude petit à petit de suivre mon intuition, beaucoup plus qu’au début de ma carrière.

swissinfo.ch: Au théâtre, vous avez joué une majorité d’auteurs non francophones ces dernières années: Russel Banks, Daniel Keene, Tchekhov, Pinter, Arthur Schnitzler et Edward Bond, bien sûr. Sensibilité personnelle ou hasard?

C.B.: Plutôt le hasard. J’ai aussi joué Michel Vinaver et Michel Deutsch, deux immenses auteurs contemporains français. Mais qui n’ont pas la puissance de vision d’un Edward Bond. Lui, c’est le monstre, le dramaturge de la fin du 20ème et du début du 21ème siècle. Un formidable radar du monde d’aujourd’hui et de demain. Les écrivains français travaillent sur l’aujourd’hui. Alors que Bond ou Russel Banks écrivent plus dans la mémoire du futur. C’est-à-dire dans une mise en situation aujourd’hui de ce que pourrait être demain.

swissinfo.ch: Edward Bond accompagne votre vie théâtrale depuis 1992. Avec une telle fidélité, on peut imaginer que votre relation va au-delà de l’artistique pour toucher au philosophique…

C.B.: J’ai toujours recherché ces écritures contemporaines, parce que j’ai besoin en tant qu’homme de comprendre le monde dans lequel je vis. Le métier de comédien est venu à moi parce que j’avais un rapport au monde absolument problématique. Je ne comprenais pas. Depuis tout petit, je ne comprenais pas les rapports de pouvoir à l’intérieur de la famille déjà, ensuite à l’école, puis dans toutes les institutions, l’armée, le monde du travail…

Le travail de comédien m’est donc apparu comme le seul espace possible pour rentrer dans le monde et pouvoir le comprendre. Et Edward Bond est l’un de ces rares dramaturges qui sont des visionnaires, des shamans. Des antennes. Ceux qui nous permettent de cartographier l’humain. Parce que le grand problème est de savoir qui on est.

Comme c’était le cas avec Shakespeare ou Tchekhov, il s’agit de donner une nouvelle image de nous, aujourd’hui. Mais Shakespeare a écrit sur une société qui n’avait connu ni la bombe atomique, ni les camps de concentration. Bond nous apporte une image qui colle à aujourd’hui, après les camps, après la bombe, et maintenant après la chute du mur, après le 11 septembre. Notre image change avec le monde qui change. Seuls les grands écrivains et les grands artistes en général nous apportent cette nouvelle image de nous, qui change sans arrêt.

La détresse que peuvent avoir les gens aujourd’hui par rapport à un monde qu’ils ne comprennent pas, c’est cette détresse-là. On explique un monde fait d’événements, mais finalement, on parle très peu de nous, les femmes et les hommes, obligés de se conformer à une structure qui change, et donc obligés de changer aussi. Il faut donc avoir un renvoi de nous-mêmes, et pas un renvoi de miroir, pour nous aider à comprendre ce nouveau monde.

swissinfo.ch: A Bienne, le public a pu vous voir dans «17 filles», dans lequel vous jouez un proviseur qui se cogne à des adolescentes s’inventant une autre vie par manque d’espoir. On est là aussi dans la négation de l’individualité de ces jeunes filles, qui trouvent une échappatoire bien à elles…

C.B.: C’est ce qui a fait la rencontre avec les deux réalisatrices, les sœurs Coulin. Les gens que je rencontre pour travailler – travailler bien – ce sont des gens avec qui je partage les valeurs organiques et humaines de leur travail.

Comme j’ai été un adolescent problématique, je suis marqué par ce que dit Edward Bond: que ne peut porter le nom d’adulte que l’adulte qui n’a pas oublié l’enfant qu’il avait en lui.

Si le monde des adultes d’aujourd’hui est devenu si problématique, s’il ne répond plus aux questions fondamentales – qui on est, d’où on vient, où on va – c’est parce que ces adultes-là ont oublié l’enfant qu’ils ont été. Or l’enfant est le socle absolu de l’adulte.

Genève. Carlo Brandt est né en 1954 à Genève. Dès le milieu des années quatre-vingt, il mène de front une carrière au théâtre, à la télévision et au cinéma.

 

Théâtre. Sur les planches, Carlo Brandt a été dirigé par les plus grands metteurs en scène de ces trois dernières décennies, dont Benno Besson, Claude Stratz, Bernard Sobel, Matthias Langhoff, Alain Françon, Georges Lavaudant et, très récemment, Emmanuel Meirieu. Il est aussi l’un des acteurs fétiches de l’auteur dramatique anglais Edward Bond.

 

Cinéma. Carlo Brandt a abordé le cinéma dès 1986 avec Happy End de Marcel Schüpbach et L’État de grâce de Jacques Rouffio. Depuis lors, il multiplie les rôles, en jouant notamment dans les films de Régis Warnier (Indochine,1991), Patrice Leconte (Ridicule, 1995), Michael Haneke (Code inconnu, 1999),Sofia Coppola (Marie-Antoinette, 2005) ou encore Jérôme Salle (Largo Winch 2, 2010).

 

Télévision. Il apparaît régulièrement sur le petit écran – notamment dans la série Kaamelott où il interprète le rôle de Méléagant.

Bienne. Le 7ème Festival du film français d’Helvétie se tient jusqu’au 18 septembre à Bienne. Une quarantaine d’invités – comédiens, réalisateurs – sont de la partie.

Bilingue. Le FFFH propose 35 films, la plupart en version originale sous-titrée en allemand. Dans une ville bilingue, le festival vise à rapprocher les cultures. Le public alémanique  représentait plus du tiers de la fréquentation de l’édition précédente.

Eclectisme français. Allant du cinéma grand public aux productions plus intimistes, le festival se veut éclectique. Parmi lesPremières: Polisse de Maïwenn, L’Artiste de Michel Hazavanicius, 17 filles de Delphine et Muriel Coulin, Les Hommes libres de Ismaël Ferroukhi ou Beur sur la ville de Djamel Bensalah seront projetés en Grande première.

Films suisses. Le FFFH présente également quelques films ou coproductions suisses: Vol spécial de Fernand Melgar, All that remains de Pierre-Adrian Irlé et Valentin Rotelli et Un été brûlant de Philippe Garrel.

 

Courts métrages. Des 297 courts-métrages envoyés au Festival, une sélection de 8 films (2 de Belgique, 1 de Suisse, 5 de France) sera examinée par le Jury, présidé par Carlo Brandt.

Bilingue. Bienne (environ 50.000 habitants) est située au pied du Jura (francophone) et dans le canton de Berne (à majorité germanophone).

Langues officielles. Le français et l’allemand sont les deux langues officielles de la ville.

60-40. 60% de la population est germanophone, 40% est francophone.

1-2-3. 36,9% des habitants sont monolingues, 32,9% bilingues et 20,3% sont trilingues ou plus.

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