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Entre le ranz des vaches et le front libanais

Charles Abdallah, ici dans son bureau de la Commission européenne situé dans le quartier branché de Gemmayseh, en bord de mer à Beyrouth-Est. Pierre Vaudan

Enfant de Treyvaux et de Beyrouth, Charles Abdallah œuvre pour le Liban au travers de la Commission européenne. Rencontre avec un économiste du développement au cœur forgé autant de patois fribourgeois que du fracas de la guerre.

Le regard perdu sur une Méditerranée écrasée de soleil, Charles Abdallah s’accorde une petite pause cigarillos sur le balcon du bureau qu’il occupe depuis bientôt deux ans comme économiste du développement de la Commission européenne à Beyrouth. Soudain, une explosion retentit. Suffisamment puissante et proche pour faire sursauter le petit cendrier posé sur la rambarde.

A 47 ans, le libano-suisse sait qu’il est inutile de tenter d’appeler son épouse Nelly pour la rassurer. Après chaque attentat, toutes les communications sont coupées pour une heure au moins. Ce jour-là, quelqu’un a voulu gâcher la fête d’adieu de l’ambassadeur américain Feltman. Avec succès. Carnage. Dix jours plus tard l’histoire bégaie. Septante-cinq kilos d’explosifs pulvérisent la voiture d’un officier des renseignements. Carnage. Là encore Charles Abdallah ne tentera pas d’appeler son épouse.

Malgré un optimisme inoxydable, l’économiste se demande dans ces moments-là ce qui a bien pu arriver au Liban. Ce pays «de lait et de miel» dont sa mère Marguerite Yerly, fille du «capitaine patoisant» Joseph Yerly (voir encadré), est tombée amoureuse un demi-siècle plus tôt lors d’une croisière. Au point de quitter le village fribourgeois de Treyvaux en 1957 et d’épouser, deux ans plus tard, le chef d’Etat major de l’aviation libanaise, René Abdallah.

Bouillonnement culturel

Ils auront trois enfants dans un Liban connu alors comme la Suisse du Moyen-Orient, même si tous les ingrédients de l’explosion à venir y sont déjà réunis. «Bien sûr, se souvient Charles Abdallah, des troubles éclataient déjà entre l’armée, les milices et les Palestiniens dont les camps étaient devenus incontrôlables. La guerre de 1967 a aussi débordé chez nous.»

«Mais le Liban vibrait d’un bouillonnement culturel intense. Les élites intellectuelles et artistiques déçues par les régimes pseudo-socialistes de nos voisins avaient massivement émigré chez nous, de même qu’une bourgeoisie persécutée qui débarquait avec des flots d’argent dans ses bagages.» Un paradis donc, malgré les échos du canon.

«A cinq ans pour mon premier concert, proclame l’économiste, les yeux pétillants de fierté, j’ai vu Von Karajan à Baalbek. L’expérience consacrera chez lui un goût pour la musique ardemment cultivé chez les Yerly, et le mélomane en herbe deviendra un pianiste chevronné, concertiste à ses heures.

Un coucou suisse dans la tête

Son enfance, Charles la partage alors entre le quartier chrétien de Ras Beyrouth, les copains de la Mission Laïque Française, où il étudie, et ses vacances au domaine du Mont à Treyvaux deux mois par année.

«Dans la ferme des Yerly, je grandissais au milieu d’aînés en bredzons, bercé de 1er Août et de Bénichons. Et ma mère m’a bien sûr inculqué des valeurs typiquement helvétiques comme le sens de l’organisation, de la discipline, la précision. En fait j’ai un coucou suisse dans la tête.»

Une double culture qui ne va pas sans poser problème au milieu de Libanais volontiers «bluffeurs et flambeurs». «C’est une richesse mais aussi une déchirure. En Suisse je ne suis pas tout à fait considéré comme un Suisse, ni au Liban tout à fait comme un Libanais. C’est parfois douloureux.» La richesse l’emporte pourtant sur la déchirure chez cet homme au caractère passionné mais rigoureux, à la personnalité élégante teintée d’une exubérance toute orientale.

Bien que la spirale de la violence soit déjà enclenchée, 1975 marque le début «officiel» de la guerre dite civile. Le Liban sombre dans le chaos. L’année suivante il n’y aura pas de rentrée scolaire et pour Charles, sa mère et ses deux soeurs, c’est la fuite vers le refuge fribourgeois, le patois, les bredzons, les dzaquillons. Quelques mois passés à étudier au Collège Saint-Michel l’inciteront même «à potasser l’allemand», car «personne ne savait si l’on pourrait rentrer».

Tentative de retour pourtant, le temps de passer son bac, puis nouvelle fuite sous les bombes en 1978 et départ pour la France et les hautes études. A peine promu ingénieur généraliste en 1983, Charles Abdallah n’a qu’une envie, repartir au Liban «Je voulais travailler pour mon pays que dix ans de guerre avaient déjà broyé. Je voulais reconstruire.»

Un homme de service

«Reconstruire.» Cette idée devient passion, moteur chez ce travailleur acharné. «Ce pays à un potentiel humain et des ressources naturelles fantastiques, s’enflamme Charles en levant les bras, faisant tournoyer son éternel cigarillo. Tout y est possible !» Mais comment faire? Auprès de qui s’engager dans un pays mis en pièces par Israël, la Syrie, les miliciens et les chefs de guerre?

Quinze ans durant, c’est dans le secteur privé qu’il donne libre cours à sa créativité pour reconstruire et relancer des usines dévastées. C’est aussi le temps de l’amour, la rencontre avec Nelly qui lui donnera deux enfants nés tous deux aux pires moments de la guerre.

Charles fait alors le grand saut, quitte l’industrie et entre dans le cabinet du ministre des Finances Georges Corm, mais hélas un an seulement avant que ce dernier ne perde son portefeuille.

Nouveau grand saut. L’économiste se met à son compte, commence à enseigner l’économie dans une université publique. «J’ai toujours eu l’âme d’un homme de service et dans n’importe quel pays j’aurais été haut fonctionnaire, constate Charles Abdallah. Mais dans l’appareil d’Etat libanais actuel, il n’y a pas de place pour un homme comme moi.»

Aujourd’hui, c’est paradoxalement au sein de la Commission européenne qu’il a trouvé le meilleur moyen de servir son pays. «Au milieu de gens qui semblent parfois plus sincèrement intéressés à aider le Liban, lance-t-il dans un clin d’œil, que certains politiciens libanais.»

swissinfo, Pierre Vaudan, Beyrouth

Naissance le 13 novembre 1960 à Beyrouth.

Mariage avec Nelly en 1986, naissance de René en 1988 et de Youmna en 1990.

Baccalauréats français et libanais ; diplôme d’ingénieur généraliste de l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures de Paris ; master en management à l’Ecole supérieure des Affaires de Beyrouth.

Travaille dès 1983 à la reconstruction et au redémarrage d’usines détruites par la guerre au Liban.

Rejoint en 1999 le cabinet du ministre des Finances Georges Corm-

De 2001 à 2006, il est coltant indépendant pour le PNUD, la Banque Mondiale et la Commission européenne qui le recrute finalement en juin 2006 comme économiste pour sa Délégation à Beyrouth.

Enseigne parallèlement l’économie dans une université publique de Beyrouth et à l’Université jésuite Saint-Joseph.

Grand amateur de lecture et pianiste chevronné. Il donne parfois des concerts à Beyrouth seul ou en formation de chambre.

Poète, romancier, conteur, dramaturge et auteur de pièces de théâtre, Joseph Yerly a marqué d’une empreinte profonde l’histoire de la Gruyère.

Né en 1896 à Treyvaux (FR), ce « maître du dialecte» a laissé une œuvre abondante qui a largement contribué à «la renaissance du folklore et du patois».

Celui que l’on appellera le «capitaine patoisant», grade obtenu en 1926 après avoir rejoint l’armée lors dela première guerre mondiale et des conflits sociaux, était un personnage haut en couleurs.

Homme de la terre, son goût pour la fête lui valut aussi quelques déboires. Ainsi en 1941 à l’armée, il fut contraint à un repos forcé dans un fort du Gothard pour avoir passé trop de temps… au café avec ses hommes.

Une anecdote puisée dans un recueil, Kan la têra tsantè, publié par une petite-fille de Joseph Yerly, Anne Dafflon, qui retrace l’histoire de ce paysan-soldat décédé en 1961.

Père de sept enfants, il a aujourd’hui 34 petits-enfants.

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