«Face à l’atome, j’éprouve fascination et méfiance»
Ecrivain suisse romand au regard clairvoyant, Daniel de Roulet publie «Fusions», dernier né d’une saga commencée il y a plusieurs années. Au cœur de son roman, l’atome, source de réjouissances, de craintes et de débats énergiques. Entretien avec l’auteur.
Daniel de Roulet, c’est un peu notre Balzac à nous. A l’écrivain français, sa Comédie humaine. Au Suisse, sa Simulation humaine, titre donné à une saga que Daniel de Roulet raconte en dix tomes. Le neuvième, Fusions, sort aujourd’hui chez Buchet/Chastel (Paris).
Au fil des ans, la saga a dressé un imposant édifice social. Au centre, deux grandes familles, l’une japonaise, l’autre européenne. Elles traversent ce bas monde au rythme des guerres et des tempêtes sentimentales. Leur époque? Le 20e siècle, dominé par la recherche atomique.
Deux entreprises spécialisées dans le traitement de déchets radioactifs s’affrontent dans Fusions. Mais au-delà, c’est toute la question du nucléaire qui se pose. Daniel de Roulet nous a affirmé qu’il y a désormais un avant et un après Fukushima. Que le monde ne peut plus respirer de la même manière. Que la Suisse a intérêt à sortir du nucléaire… Mais laissons-lui la parole.
swissinfo.ch: L’accident de Fukushima vous a-t-il incité à écrire ce livre?
Daniel de Roulet: Mon livre était déjà prêt quand l’accident a eu lieu. Mon éditeur et moi avons donc eu la tentation de le publier immédiatement, surtout qu’une partie du roman se passe au Japon. Puis on s’est ravisé, pensant qu’on nous verrait comme des opportunistes tentant une opération marketing à la suite d’une catastrophe. On a donc retardé la sortie du livre, et j’ai écrit un autre à la place, tout petit, intitulé Tu n’as rien vu à Fukushima. C’est une lettre de solidarité adressée à une jeune femme japonaise que je connais, qui vit à Tokyo.
Vous savez, le Japon et le nucléaire sont deux thèmes qui traversent mon œuvre depuis longtemps. L’accident de Fukushima est un hasard qui a croisé mon roman. J’aurais préféré bien sûr qu’il n’arrive pas.
swissinfo.ch: Vous avez travaillé dans une centrale nucléaire comme informaticien. Cela a-t-il influencé votre pensée?
D.d.R.: Oui, surtout après ce que j’ai découvert, à savoir que les ingénieurs atomistes ont une certaine répulsion à l’égard de leur métier. Je m’explique. Une fois la centrale construite, on sait que pendant 25 ou 30 ans il va falloir être là, à surveiller quelque chose qui pourrait se passer tout en espérant qu’il ne se passe pas, et à prier le ciel que vous ayez, en cas d’accident, la capacité d’une réaction immédiate. Cela vous met dans une situation de stress épouvantable qui, lorsqu’elle ne débouche pas sur un suicide, vous pousse à écrire sur les murs de vos bureaux des slogans antinucléaires. J’ai vu ça de mes yeux.
swissinfo.ch: Peut-on dire que vous vous méfiez du nucléaire mais qu’en même temps il vous fascine?
D.d.R.: Oui, c’est vrai. J’ai une fascination pour la plus grande découverte du 20e siècle: l’énergie atomique. Au cours des 80 premières années du siècle dernier, on a sondé plus profondément que jamais ce qui se passe à l’intérieur de la matière. Mais en même temps, on a constaté que l’atome, qui permet des avancées technologiques fantastiques, s’il est utilisé de manière démesuré, devient incontrôlable. Faut-il donc le condamner? Le drame vient de cette hésitation, présente aussi bien dans l’histoire que je raconte que dans la réalité.
swissinfo.ch: La fin de la Guerre froide a mis fin au nucléaire militaire, dites-vous dans votre livre. On a du mal à vous suivre si l’on pense à la confrontation actuelle entre l’Occident et l’Iran soupçonné d’enrichir son uranium dans un but non pacifique?
D.d.R.: Je voulais dire par là que la Guerre froide a stoppé une certaine course aux armements qui a ruiné surtout l’ex-URSS. Pour Gorbatchev, que je mets en scène dans le roman, tenir après Tchernobyl devenait impossible. La raison en était simple: l’état de désorganisation qu’a provoqué l’accident nucléaire soviétique a montré qu’un pays totalitaire ne pouvait venir à bout d’un désastre de cette ampleur que s’il remilitarisait la société entière. Le problème devenait donc double: militairement l’accident allait coûter très cher et civilement il était ingérable.
De ce point de vue, il y a donc eu une mise en cause absolue du nucléaire. Mais ce qu’on n’avait pas prévu alors, c’était l’émergence de la Chine qui allait réactiver les craintes et les vieux démons de l’armement. Or cette émergence, mes personnages ne pouvaient pas l’anticiper puisque mon roman s’arrête vers la fin des années 80.
swissinfo.ch: Un de vos personnages, brillant ingénieur d’origine suisse, participe au démantèlement de l’arsenal nucléaire soviétique. Est-il imaginaire ou a-t-il son équivalent dans la réalité?
D.d.R.: Non, il n’existe pas dans la réalité. Mais il y a, de fait, des personnages ambigus dans l’industrie nucléaire helvétique. A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les militaires suisses ont immédiatement réclamé une bombe atomique. La commission Paul Scherrer a été d’ailleurs fondée à cet effet et ne fut dissoute que bien des années plus tard. Jusqu’en 1988, des militaires et des scientifiques de ce pays pensaient donc qu’ils allaient doter la Suisse de l’arme nucléaire. Pour en faire quoi? Je ne l’ai jamais compris.
swissinfo.ch: Revenons au présent. Fukushima soulève en Europe le débat que vous connaissez. Selon vous, la Suisse doit-elle sortir du nucléaire?
D.d.R.: Je pense qu’elle suit la bonne voie. Elle a d’ailleurs plus de chance d’en sortir que des pays comme la France ou le Royaume-Uni qui, eux, possèdent l’arme atomique et auront plus de difficultés à fermer leurs centrales. Car il ne faut pas oublier que les armes nucléaires ont besoin d’ingénieurs spécialistes, lesquels font à la fois du civil et du militaire. Or si l’on supprime le civil, le militaire périclite et met en cause la force de frappe d’un pays. A cet égard, la Suisse, comme l’Allemagne d’ailleurs, ne court aucun risque.
Fusions, 9e tome de la saga La Simulation humaine, Editions Buchet/Chastel (Paris), 373 pages.
Tu n’as rien vu à Fukushima, Editions Buchet/Chastel, 31 pages. Le livre, traduit en 6 langues, s’est déjà vendu à 12’000 exemplaires.
Né à Genève en 1944. Après une formation d’architecte, il gagne sa vie en tant qu’informaticien dans une centrale nucléaire.
Depuis 1997, il a publié une vingtaine de livres traduits en anglais, italien, allemand, hollandais, espagnol.
Il est lauréat de plusieurs récompenses, dont le Prix Dentan, le Grand prix de littérature du Canton de Berne et le Prix de la Société littéraire, Genève.
Sa saga La simulation humaine se compose de 10 tomes. Intitulé Le démantèlement du cœur, le dixième est à venir.
Parmi les ouvrages les plus récents de cette saga, citons Le silence des abeilles et Kamikaze Mozart.
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