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La fin du Père Noël (2)

Le Père Noël, du temps de sa splendeur... Keystone

Un vrai conte de Noël original, en deux épisodes, c'est ce que vous propose swissinfo grâce à la plume de Rolf Kesselring.

Un vieil homme, apparemment SDF, aborde un passant, puis disparaît dans une poubelle de laquelle émane une étrange lumière. Le passant hésite…

— Entrez ou sortez, mais ne laissez pas ce couvercle ouvert ! Il fait banquise, dehors !
J’avais le nez à ras le bord du récipient. La voix me gifla en plein visage. Je ne discernais que la lueur vive d’un brasier, ou de ce qui m’apparaissait comme un grand feu.
— Alors ! Décidez-vous, espèce de macaron carré !

Je plissai les paupières pour tenter de reconnaître celui qui m’apostrophait ainsi du fond de cette boîte à ordures. Je faillis m’évanouir. Je venais de discerner la figure incroyable d’un nain. Oui un nain ! Je distinguais mal ses traits, mais sa dégaine, habit trop large, genre rappeur de cité, me fit immédiatement penser à un personnage de dessin animé.
— Entre ! Tu refroidis tout notre sweet home d’occase !

Derrière celui qui m’apostrophait ainsi, j’entrevoyais une foule d’ombres chinoises. Le lascar n’était pas seul. Loin de là ! Il y avait un monde fou dans cette poubelle. Sans plus hésiter, je basculai cul par-dessus tête…

Je mis quelques secondes avant de reprendre mes esprits. J’étais assis, les fesses sur le sol. Le conteneur, vu de l’intérieur, paraissait immense. Des parois de cette… caverne de plastique émanaient d’une luminosité proche de celle d’un soleil estival. Il régnait une bonne chaleur qui me revigora aussitôt.

— Belle chute, n’est-ce pas, jeune homme ?

Jambes écartées, emmitouflé dans son costume d’un rouge flamboyant, le vieil homme me dominait. Les petites bordures de fourrures blanches accrochaient la lumière dorée et lui faisaient des sortes de guirlandes clignotantes.
— Bienvenue chez nous, avait-il ajouté en souriant.

Il tendit la main pour m’aider à me redresser. Il avait une force qui me remit sur pied d’un coup.
— Je te présente Grincheux, un des fameux sept nains, continua le vieux en rouge. Derrière, ce mistigri arrogant avec un air de mariole, c’est le Chat Botté…

Un peu secoué, je regardai les personnages qu’il me désignait et qui s’étaient attroupés pour voir qui pouvait bien être cet humain qui s’introduisait dans leur… monde.
— … Là, c’est notre ami Guillaume Tell qui est accompagné par le Petit Poucet. Derrière eux, tu peux voir Blanche-Neige et Cendrillon.

La tête me tournait. J’avais la sensation de perdre la raison. Pendant que je tentais de retrouver un peu de stabilité mentale, le Père Noël, continuait d’énumérer les noms de tous ceux qui, maintenant, se pressaient autour de nous. J’entendais: « Pinocchio, Simplet, et Shazam, le génie de la lampe… » Je ne parvenais pas à fixer mon attention sur tous ces visages que j’entrevoyais en passant, poussé en avant par mon guide improvisé.

Par-dessus les têtes de tous ces héros qui avaient réjoui mon enfance, j’essayais de voir le décor. Cette poubelle incandescente me paraissait immense. Une sorte de caverne. « Simbad le marin, Robin des bois, Atchoum et Prof, Ali Baba… »

La litanie paraissait sans fin. Il me semblait que plus j’avançais, plus la foule grossissait. Ému et emprunté, je saluais à droite puis à gauche, hochant bêtement la tête, souriant comme un idiot. J’étais dépassé par les événements.

— Tu te demandes sans doute ce que nous faisons là, dans cette…
Interrompant son discours, le Père Noël parut hésiter sur le terme :
— … cette poubelle ?
— Ben, je vous avoue que… fis-je mal à l’aise.
— Hé bien, apprends que nous avons tous été licenciés sans indemnité !
— Licenciés ?!
— Oui, oui, licenciés, jetés, éjectés !

L’indignation le faisait bégayer.

— Et le pire, c’est que nous allons tous disparaître !
— Disparaître ?!
— Ben oui, jeune homme, comme nous nous nourrissions tous de la joie, de l’émerveillement, des enfants et des plus grands, en nous mettant au rancart, ces affairistes sans scrupule nous assassinent purement et simplement. Comprends-moi: en nous remplaçant par ces apprentis-sorciers, des héros virtuels sans consistance qui gigotent sur consoles de jeux ou Internet, ou même par des clowns nommés Ronald, ils nous privent de notre subsistance, ils nous affament, bref, ils nous tuent.

Tout en l’écoutant, je vis Chevalier Ardent et Tarzan qui me faisaient un petit signe de la main.

Ce qui me parut bizarre, c’était cette brume qui semblait l’envelopper.
— Hé oui, reprit le Père Noël, sans cette lueur fabuleuse dans les yeux des enfants, nous allons tous être effacés, nous nous diluerons dans le temps et l’espace.

Sa voix exprimait une telle tristesse que je tournai les yeux vers lui. Son costume s’effilochait, partait en lambeaux, se dissolvait dans ce brouillard étrange qui paraissait envahir la poubelle. La luminosité baissait. Un froid insidieux montait et me glaçait jusqu’aux os malgré mes vêtements.

Je me retournai et déjà la foule disparaissait, elle aussi.
— Adieu, jeune homme, pense à nous quelquefois. Surtout ne nous oublie pas…

Maintenant le noir était total ! Le froid me mordait furieusement les jambes ! Il fallait que je sorte de cette boîte à ordure. Il fallait que je revienne à la réalité.

À peine avais-je ouvert les paupières que je frissonnais. J’étais dans mon lit. Une sueur froide collait mon T-shirt à ma poitrine. Mon poêle s’était éteint faute de bûche. Je grelottais. Mes dents claquaient. La température, dans mon logis, était descendue à zéro.

Ce fut à cette seconde précise qu’il me sembla voir, près du plafond, au-dessus du portrait de ma grand-mère, une ombre que je crus reconnaître.
— Little Nemo, m’écriai-je angoissé !

Il me faisait un petit signe de la main, comme un adieu, puis j’entendis sa voix aigrelette qui chantonnait son refrain habituel: «Et si tout ceci n’était qu’un rêve?»

swissinfo, Rolf Kesselring

– Rolf Kesselring est né en 1941 à Martigny. Ecole Normale à Lausanne, puis maison de redressement et pénitencier… une dérive à lire dans «La quatrième classe».

– Années 70 et 80: librairies et édition «La Marge». Kesselring publie des gens comme Gilles Vigneault, Roland Topor, Fernando Arrabal, Milo Manara, Hugo Pratt.

– 1990: A Paris, il crée les Editions de Magrie. Puis part dans le Sud de la France, où, entre fiction et journalisme, il vit de l’écriture.

– En 2004, il publie le roman «Piège» aux Editions de l’Aire.

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