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Les archives, ces gardiennes de la mémoire et de l’État de droit

Registre très ancien dans une boîte en carton
C'est un registre des prisons datant de la fin du 17e siècle (avant restauration) que les Archives de l'Etat de Fribourg avaient déposé symboliquement dans la boîte d'archives qui a sillonné toute la Suisse et le Liechtenstein depuis le mois de février. Archives de l'Etat de Fribourg

L’Association des archivistes suisses (AAS) célèbre jeudi son 100e anniversaire. L’assemblée générale tenue à Berne clôt une année jubilaire qui aura été l’occasion de se faire connaître du grand public et de réaffirmer le «rôle essentiel des archives pour l’État de droit et la démocratie». Une opération nécessaire pour une profession en lutte constante contre le manque de moyens et de reconnaissance, note l’archiviste Lionel Dorthe. Interview.

On sait généralement qu’il existe des archives, mais beaucoup moins à quoi elles servent véritablement. Pour mieux cerner leur activité, nous avons rencontré Lionel Dorthe, collaborateur scientifique des Archives de l’État de Fribourg. Il a participé à la rédaction de La Fabrique de Mémoire / Histoire des Archives de l’État de FribourgLien externe, l’un des rares ouvrages en Suisse à retracer l’histoire des archives.

L’Association des archivistes suisses (AAS) a été fondée le 4 septembre 1922. L’organe faîtier de la profession regroupe les archives des 26 cantons suisses et du Liechtenstein, 200 institutions et plus de 750 membres individuels.

Pour son centenaire, l’association a mis sur pied l’opération «Archive on tourLien externe». Une boîte d’archives a sillonné la Suisse et le Liechtenstein, chaque étape permettant de l’enrichir d’un nouvel élément d’archive en rapport avec le lieu. Partie le 22 février des Archives fédérales à Berne, elle est revenue à Berne le 15 septembre pour l’assemblée générale du centenaire de l’AAS.

SWI swissinfo.ch: Quelle est l’origine des archives telles que nous les connaissons aujourd’hui?

Lionel Dorthe: Les services d’archives sont nés de manière indirecte, dans le sens où ce sont des chancelleries d’État ou d’institutions ecclésiastiques qui ont commencé à conserver des documents prouvant l’obtention de droits et de libertés. Du moment où l’écrit devenait fondamental pour garantir un droit, il fallait un lieu pour conserver les documents. De fil en aiguille, les archives ont ensuite concerné d’autres types de documents issus de l’activité quotidienne de l’État: comptabilité, procès-verbaux des séances du gouvernement, etc.

À Fribourg comme dans le reste de la Suisse et de l’Europe, ce phénomène remonte au 13e siècle. Ce n’est pas un hasard…

Effectivement, on assiste à une explosion documentaire un peu partout en Europe à partir de 1200. L’écrit commence alors à passer aux mains des laïcs. Ce ne sont plus uniquement des moines qui écrivent, mais aussi des marchands, des notaires ainsi que les services de l’État. Au tournant du 13e siècle, on assiste à un début de centralisation des États et il s’agit de conserver les documents utiles.

Par la suite, le flot de documents n’a cessé d’augmenter, jusqu’à nos jours. Comment gérer cette masse?

Le problème de la place pour conserver les documents – peu importe le support – constitue le problème récurrent des archives partout dans le monde. Les archives vont fatalement toujours s’agrandir, puisqu’elles ont pour vocation la conservation. Or plus le temps passe, plus la masse augmente.

Bien archiver, c’est aussi savoir quels documents détruire, car on ne peut pas tout conserver. On garde au maximum 10 à 15% de la documentation produite. C’est le rôle de l’archiviste cantonal de mettre sur pied une politique d’archivage. Dès qu’un document n’a plus d’utilité légale ou administrative se pose la question de savoir qu’en faire. Si l’on estime qu’il n’a pas de valeur informationnelle et qu’il n’est pas destiné à devenir une pièce du patrimoine documentaire, on le détruit.

Homme avec une chemise à carreaux et portant un livre
Lionel Dorthe. Archives de l’Etat de Fribourg

Le manque de place, mais aussi de moyens pour l’archivage résulte d’un manque de reconnaissance. À quoi servent les archives? Cette question récurrente revient tout au long de l’histoire de l’institution!

Justement, à quoi servent-elles?

Sans une organisation structurée, une institution, une entreprise ou l’État seront toujours en phase de survie. Il est illusoire de croire que l’on peut fonctionner correctement sans une documentation structurée. C’est une question de rentabilité, car la recherche de l’information nécessite beaucoup de temps et de moyens.

L’État a par ailleurs la tâche de garantir le processus démocratique et la transparence des institutions et des décisions prises. Seules les archives peuvent garantir cette traçabilité; sans nous, pas de démocratie! Cela semble banal, mais il ne faut pas grand-chose pour que les choses basculent. Qui est élu et légitime dans ses fonctions? Pourquoi faut-il payer des impôts? Les documents qui le justifient doivent être conservés quelque part.

Les archives peuvent être apparentées au dieu Janus, avec un visage tourné vers le passé et un autre vers l’avenir. Une société sans mémoire est une société sans avenir. Il est fondamental de pouvoir garantir le processus démocratique et la transparence des activités, mais nous devons aussi gérer toutes les archives historiques.

Pour le centenaire de l’AASLien externe, nous avons choisi de déposer symboliquement dans la boîte itinérante un registre des prisons contenant les procès-verbaux d’interrogatoires criminels menés à la fin du 17e siècle à Fribourg. L’idée était de montrer l’importance de la conservation à long terme de notre patrimoine documentaire et sa mise à disposition aujourd’hui. Il a une valeur informationnelle très importante, puisqu’il documente non seulement les chroniques judiciaires de l’époque, mais aussi les mœurs et la vie quotidienne de nos ancêtres.

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Homme parlant

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Le concept de l’opération

Ce contenu a été publié sur Le président de l’AAS Alain Dubois expliquait le concept d’«Archive on Tour» dans l’émission Forum de la RTS du 18 mai 2022. 

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Qui constitue votre «clientèle»?

Avant tout des généalogistes intéressés par l’histoire de leur famille. Ensuite, il y a aussi beaucoup de personnes qui effectuent des recherches, notamment historiques. Enfin, nous avons aussi des collègues d’autres services, voire d’autres professionnels, comme des architectes qui souhaitent consulter d’anciens plans pour une rénovation.

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Numériser les archives permettrait d’atteindre beaucoup plus de gens, non?

L’idée que nos archives puissent être consultées partout dans le monde est séduisante, mais il faut rester réaliste. Le processus de numérisation ainsi que la conservation des fichiers sur des serveurs coûtent cher.

Seuls quelques érudits et spécialistes sont capables de déchiffrer des écritures anciennes et de comprendre des langues comme le latin, le vieil allemand ou le franco-provençal. Tout mettre en ligne demanderait énormément d’efforts et d’argent pour peu d’effet.

Plutôt que la quantité, nous avons donc décidé de viser la qualité du service. Nous proposons ainsi des éditions de sourcesLien externe, où les documents mis en ligne sont glosés, le vocabulaire compliqué est expliqué et tous les lieux et les personnages cités sont identifiés.

En matière d’informatique toujours, notre société génère de plus en plus de documents dématérialisés. Comment les conserver?

Le bureau sans papier est une utopie. On n’a jamais produit autant de papier, malgré la diffusion de l’informatique. Il reste le vieux réflexe d’imprimer ce qui est jugé important, même des mails, ce qui en dit long sur notre manque de confiance en la dématérialisation.

Ce qui prévaut actuellement, c’est une conservation hybride, où l’on garde les documents à la fois sous forme physique et numérique. Concernant la conservation à long terme, l’idéal serait de pouvoir dire que les documents nés sous une forme numérique vont être conservés sous la même. Mais cela nécessite une adaptation. On ne va pas conserver un document sous sa forme Word pour une question d’obsolescence de support. On va par exemple le transformer en PDF, afin de pouvoir le conserver sous une forme pérenne et en conserver l’intégrité.

Pour l’avenir, la profession et la politique ont décidé de mettre l’accent sur le numérique. Cela reste un risque, car on manque de recul et d’expérience. Contrairement à un parchemin, qui peut garantir qu’une information dématérialisée et stockée sur un disque dur pourra encore être lue dans mille ans?

Si vos archives étaient menacées de destruction, que sauveriez-vous prioritairement?

Deux choses, toujours par rapport à ce double visage de Janus. Côté administratif, il faudrait conserver toutes les décisions récentes du gouvernement, tous les documents jugés vitaux pour le bon fonctionnement de l’État.

Côté patrimonial, je conserverais la Charte de franchise (Handfeste) de 1249, qui constitue la base écrite de la liberté de Fribourg. C’est un document à la forte charge symbolique. Je sauverais également le fameux Traité de paix perpétuelle conclu entre la Confédération et la France en 1516. C’est l’une des chartes les plus somptueuses que l’on possède: les 19 sceaux sont dans un état de conservation exceptionnel.

Parchemin avec des sceaux
Conservé aux Archives de l’Etat de Fribourg, l’exemplaire suisse (en allemand) du Traité de paix perpétuelle signé entre la Confédération et la France en 1516 est dans un état de conservation exceptionnel. Archives de l’Etat de Fribourg


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